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Simon | Odyssée#21 ~ Dans la Matrice
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Simon | Odyssée#21 ~ Dans la Matrice

Matrix ~ La bêtise fonctionelle ~ Votre attention s'il vous plaît ~ La gouvernementalité algorithmique ~ La lutte pour son temps ~ Layover, par Charles Bukowski
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Bienvenue sur Odyssée, mon carnet libre où je partage des notes sur la vie créative. Vous pouvez dorénavant écouter la version audio — agrémentée des extraits audios mentionnés dans le texte.

Cette semaine, pourquoi l’espérance de vie est plus grande au Bangladesh qu’à Harlem ; pourquoi l’architecte de la Matrix existe vraiment ; et pourquoi un présentateur TV disait en 1957 «Autrefois, c’est vous qui faisiez les images. Et maintenant, ce sont les images qui vous font».


Salut l’équipe 🍋

Je vous écris depuis Télumée, l’un des lieux où j’aime aller au sein de ma zone esthétique sinistrée. Cette maison fut habitée par la première créole qui vécut à Paris, il y a 70 ans. Sa petite-fille (peut-être déjà grand-mère) a repris le flambeau pour transformer l’espace d’un leaderprice en un coquet café.

Sur mon écran, vous voyez ce que vous auriez dû recevoir dimanche dernier : un essai de 8000 mots intitulé “Les deux adversités du créateur”. Comme je n’étais pas satisfait du résultat, je planchais sur un autre essai, “La faculté de rêver” — ce sont les notes que vous voyez sur la feuille.

Vous ne recevrez aucun de ces deux essais.

Mais vous pourrez les lire quand je les publierai sur mon site internet ! Il est en développement, grâce à l’aide du talentueux graphiste Denis Verdier et de la non moins talentueuse dev Julia Guimbaud.

Je suis pressé de vous présenter ma maison en ligne. Ca marque le début d’une nouvelle ère dans mon parcours de créateur : transformer mes balbutiements créatifs en carrière créative. C’était mon intention en janvier 2021, un an plus tard nous y voilà.

J’en profite pour vous dire que le dernier essai Le souci de soi et la vie créative est devenu mon hit : merci à vous !

Avec ses 839 visites, on se rapproche du palier symbolique des 1000 vues. Quant à vous, lectrices et lecteurs, vous êtes 378 à me lire. J’espère vous ramener des coupains et des coupines dans les mois qui viennent, car je suis convaincu que mes textes méritent d’être lus (ça prend la conf par ici !).

Et parce que le jour où on est 1000, on fait la fête — je ne vais pas renier ma promesse du premier jour.

Si vous voulez m’aider, vous pouvez faire tourner ces trois essais les plus lus :

Aussi, Odysséeje crois — trouve son format : une super-curation de contenus, agrémentée de mes notes personnelles.

Au menu : Dans la Matrice ~ La bêtise fonctionnelle ~ Votre attention s’il vous plaît ~ La lutte physique pour son temps ~ Layover, par Charles Bukowski


#Tech #Philo

Dans la Matrice

J’ai enfin regardé Matrix. Si je trouve cette trilogie aussi surcotée que les baskets Veja, quelques idées anachroniques me sont venues [NDLR : vais-je avoir mes premiers haters avec cette double critique ?? Je les attends avec impatience].

Qu'est-ce que Matrix ? | s427
Au moins maintenant je capte les refs de mes rappeurs préférés

Plusieurs choses m’ont marquées :

  • Néo incarne les ratés inévitables et nécessaires qui émaillent le réel, aussi parfaite que soit la machine — ratés qui incarnent l’improbable, soit ce qui ne peut pas ne pas être. L’improbable est ce qui caractérise la vie (regardez autour de vous et mesurez à quel point était-ce probable ?). La vie est improbable. L’improbable est ce qui fait que la vie mérite d’être vécu, ce que détruit l’imperturbable machine qui anticipe l’homme et le devance pour le fabriquer (comme la Matrix le fait dans le film, et comme la gouvernementalité algorithmique nous le fait aujourd’hui);

  • L’architecte qui tire les ficelles incarne la gouvernementalité algorithmique — soit ce que nous vivons aujourd’hui, et qui est l’idéal des ultra-libéraux qui rêvent d’administrer un univers algorithmique qui liquide la délibération politique, le corps social et le concept de justice dans un océan de data censées être rationnelles, car non gérées par l’humain mais par l’intelligence artificielle (qui n’a d’intelligence que le nom) et la data-science (qui n’a de science que le nom). En ce sens, l’architecte de la Matrix existe vraiment;

  • La pilule rouge symbolise le savoir, la bleue la bêtise : elles sont inséparables l’une de l’autre, comme la bêtise est endogène au savoir. Savoir peut provoquer des angoisses (comme les millions d’universitaires et de militants la vivent). Prendre la pilule rouge revient à savoir ce qu’il se passe, à connaître la réalité — et donc à agir.
    La pilule bleue incarne ce Ohh je ne veux pas le savoir, ou cet Arrête tu me fous le cafard qui refuse de regarder le monde en face, au profit d’un confort — déjà ce que résumait de La Boétie dans la Servitude volontaire. Cypher, le traître, illustre l’acceptation de cette servitude volontaire en échange d’un confort, même factice.

Pour aller plus loin sur ces sujets :

  1. L’article éclairant d’Antoinette Rouvroy et de Thomas Berns sur notre réalité algorithmique : Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation.

  2. Pour creuser les conséquences de cet état de fait algorithmique : Pris de vitesse : la génération automatique des protentions.

Je pense que c’est important en tant que créateurs et créatrices de comprendre notre milieu naturel : celui des outils numériques, des algorithmes et du machine-learning. Car ne pas le comprendre, c’est courir droit vers la bêtise.


#Philo #Création #Eco

La bêtise fonctionnelle

Florilèges de pensées et d’observations pratiques autour de la conférence de Bernard Stiegler Comment combattre la bêtise ? et des idées travaillées par recherchecontributive.org.

Créer m’élève. Ce fut ma première inclinaison vers la création : animer ma vie intérieure et m’éloigner de ma partie bête.

Bien sûr que j’écris des bêtises, et que j’en écrirai — comme je dis des bêtises dans une longue conversation. Dire ou faire des bêtises est notre état normal. Lutter contre la bêtise est l’objet d'une attention sans fin (comme nous devons toujours faire attention à la mort, qui nous menace toujours).

Bête prend racine dans le comportement animal, à ne pas confondre avec la stupidité qui signifie être frappé de stupeur — comme face à un meuble Ikea que je ne sais pas monter, ou comme tout bon prof de philo face à un rétroprojecteur.

Le terme Bêtise fonctionnelle vient de deux chercheurs, Spicer et Alvesson, qui la définissent comme “le fait que les employés ne réfléchissent pas à ce qu’ils font, mais se contentent de le faire”. Autrement dit, les employés ne pensent pas réflexivement. Ils ne réfléchissent ni à ce qu’ils font, ni à quoi ils pensent. C’est de la bêtise, et la bêtise fait partie intégrante du monde de l’emploi. Sans bêtise, il n’y a pas d’emploi.

Aussi, la bêtise implique souvent d’être en mode automatique, donc d’être pulsionnel.

Autre version : **Pour votre santé, évitez les publicités et les réseaux sociaux qui court-circuitent vos systèmes de production du désir pour vous rendre pulsionnel et bête **

C’est ce qui m’arrive quand je scroll ou que je bingewatch. A cet instant, je suis intégré à la machine et n’en suis plus qu’un boulon. Je suis déshumanisé, car je fais partie intégrante de la machine. Ma conscience, qui est un flux, se noye dans le flux de la plateforme à laquelle j’accorde mon attention. Je n’existe plus en tant que conscience.

La bêtise fonctionnelle signifie donc que ma bêtise devient un élément central du système technique qui m’entoure (de notre Matrix). Je dois être bête pour que les algorithmes fonctionnent. C’est ça que signifie fonctionnelle.

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La bêtise est inhérente au savoir. Ce sont les deux faces d’une même pièce.

Toutes les technologies nous rendent à la fois bêtes, et à la fois nous donnent la possibilité de ne pas l’être. Quand Platon voit l’invention de l’écriture, il la fustige car il estime qu’elle rend bête : au lieu de se faire une idée par soi-même, les athéniens répètent bêtement ce qu’ils lisent.

Au même moment, l’écriture permet l’invention des lois ainsi que l’accès à la mémoire collective via les livres — ce qui accéléra les découvertes scientifiques. Nous sommes bêtes quand la technologie nous intègre fonctionnellement, donc quand nous devenons un boulon non réflexif d’un système technique. Mais la technique nous aide à ne pas être bête quand nous développons des savoirs pour s’en servir.

En opposition, créer signifie s'inscrire par intermittence en dehors de l’intégration fonctionnelle à la machine (algos) et au monde de l’emploi, car nous devons aller chercher en nous lorsque nous créons. Nous ne pouvons pas chercher dans la machine. Nous devons faire un pas de côté pour s’inspirer, chercher et laisser nos idées se sédimentées.

Dès lors, créer secrète de la singularité. J’arrête d’être un boulon du système technique ou financier pour exister par moi-même ; pour ex-sistere, qui signifie me tenir hors de moi-même ! Nous devenons nous-même en créant.

«J’veux devenir qui j’aurais du être» comme rappait Booba, ou «je m’individue psychiquement et collectivement» comme le dit non sans style le philosophe Gilbert Simondon.

Être soi signifie donc sortir de la subsistance pour commencer à ex-ister, voire à consister. J’y parviens car je cultive des savoirs ; savoirs qui sont la source de toute possibilité de devenir moi-même. Je ne peux pas m’élever si je nage dans la bêtise — qui résulte du non-savoir.

Créer signifie cultiver des savoirs, ce qui m’éloigne de la bêtise. Pourquoi l’espérance de vie est plus grande au Bangladesh qu’à Harlem, alors même que le Bangladesh n’a ni système d’égouts, ni hôpitaux ?

Car les bengalis ont plus de savoirs, de capacités dans le langage Amartya Sen — prix Nobel d’économie, qu’il a obtenu pour ses travaux dans lesquels il a démontré que les capacités (savoirs) augmentent l’espérance de vie… car ils permettent de vivre, c’est-à-dire de sortir de la pure subsistance. Danser, chanter, cuisiner, fabriquer des habitations…

Qu’il y ait une moindre espérance de vie à Harlem qu’au Bangladesh incarne la spécificité de notre bêtise contemporaine. Notre bêtise procède de la destruction des savoir-faire, savoir-vivre et savoir-conceptuel par l’automatisation. Ce transfert des savoirs dans la machine porte un nom : la prolétarisation. Le prolétaire n’est pas le pauvre, mais celui qui a perdu ses savoirs. Votre banquier est un prolétaire, mais il n’est pas pauvre.

Nous pouvons distinguer trois phases de prolétarisation — qui vont de pair avec l’évolution du capitalisme :

  1. La prolétarisation des savoir-faire au XIXème siècle, qui se produit à travers le développement du machinisme industriel et de la mise en œuvre de l’organisation scientifique du travail (capitalisme productiviste) ;

Un savoir-faire est un savoir pratique, régi par des métiers (et pendant l’époque, par des communautés de pairs : les guildes — regarder du côté du logiciel libre et des hackerspaces aujourd’hui)

  1. La prolétarisation des savoir-vivre au XXème siècle, qui se produit au travers des industries culturelles et de ses médias de masse comme la radio, le cinéma, la télévision (capitalisme consumériste) ;

Un savoir-vivre est la lutte éthique contre la bêtise qui provient de pratiques coutumières non formalisées. Nietzsche parle de “dressage” : il explique qu’il doit se dresser pour ne pas perdre ses savoir-vivre et ne pas devenir une bête.

  1. La prolétarisation des savoir-conceptualiser au XXIème siècle, qui se produit à travers le développement des technologies numériques et algorithmiques – et de ce qu’on appelle « l’intelligence artificielle » qui voudrait automatiser la pensée (capitalisme computationnel).

Un savoir-conceptuel est la lutte épistémique, savante, académique contre la bêtise qui constituent des disciplines et qui s'appuient sur des appareils critiques rationnels*.

*à extraire le particulier du général ; à maintenir des énoncés conformes entre-eux à partir des mêmes axiomes, donc l'incapacité à produire une pensée non-contradictoire, universalisable c’est-à-dire rationnelle

Nous devons rester vigilant, car les IA s’attaquent à toutes nos pratiques : dessiner, écrire, filmer, discourir… et nous risquons de devenir bête.

Bien entendu qu’elles ne pourront jamais créer comme nous, mais on voudra nous faire croire le contraire. Si je ne peux pas me battre avec elle sur la capacité à apprendre, je dois comprendre qu’elles ne peuvent pas rivaliser avec moi quand il s’agit de bifurquer (ce qui est le coeur de l’intelligence — ce que les technologies d’automatisation ne sont pas).

Bifurquer signifie réaliser un saut quantique d’une situation à une autre. Quand j’écris, j’associe des idées qui ne vont pas ensemble a priori. Dans cet essai à paraître “Les deux adversités du créateur”, je pars d’Eminem pour illustrer l’addiction aux écrans, de Damso pour incarner le machine-learning et de la mélodie pour vous expliquer la structure de la mémoire et du sens de la vie.

Une machine ne peut pas lier ces éléments entre-eux. Moi, si. C’est ça, bifurquer; et c’est ça, créer.

Comme le disait Nietzsche «Philosopher, c’est nuire à la bêtise». Pour philosopher et créer, il faut maîtriser son attention — et que ses partenaires de dialogues ne soient pas happés par leur smartphone.


#Santé #Marketing #Médias #Eco

Votre attention, s’il vous plaît

« Des gens sont payés pour t’baiser le cerveau » ~ Orelsan, Rêve mieux

Le rapport complet | La synthèse en 5 pages

Le terme classique est Économie de l’attention.

Mais on devrait parler de l’économie de la manipulation, comme le fait bien le dernier rapport du Conseil National du Numérique :

Ce que l’on qualifie d’économie de l’attention, mais que nous pourrions rebaptiser « économie de la manipulation »

Il s’agit bel et bien d’une économie de la manipulation de nos consciences — nos consciences étant le méta-marché auxquelles les entreprises veulent accéder.

F. Bégaudeau :

« Comment puis-je accorder l’attention que je veux à ce que je veux et non pas me laisser capter mon attention par tout un tas de choses qui m’aimantent ? C’est très concret.»

Oui, c’est très concret François.

Un ami me disait :

Je veux terminer ma chanson. Je vais sur youtube écouter un morceau pour m’inspirer. Puis je vois que tel youtubeur a sorti une vidéo. Je clique. Et c’est fini. Je suis pris dans le cercle vicieux et je ne termine pas ma chanson.

Youtube, à l’instar des autres entreprises de médias numériques, et comme la télévision, la radio et le cinéma avant eux, sont conçus pour capturer notre attention. Ces pratiques — auxquelles je suis éveillé en tant que copywriter — ont même une discipline académique : la captologie.

Le terme de captology a été créé en 1996 par B.J. Fogg de l'université Stanford — qui publie en 2003 Persuasive Technology: Using Computers to Change What We Think and Do.

A la suite de ces recherches, les plateformes et outils numériques dominants usent entre autres de :

  • Design abusif,

  • Algorithmes de recommandations

  • Circuits de production de nouveaux comportements.

Netflix a utilisé ces trois moyens pour augmenter son chiffre d’affaires. Ses marketeurs se demandaient mais comment peut-on faire pour que nos clients regardent encore plus de séries ? Ils trouvèrent la réponse dans la lecture automatique, qui reprendre ces trois méthodes :

  1. Design abusif : à la fin d’un épisode, il n’y a pas moyen de sortir de l’écran, sauf si on le fait activement

  2. L’épisode suivant commence

  3. Ce mécanisme crée des nouveaux comportements : le spectateur ne regardait d’ordinaire pas de nouvel épisode. Maintenant, oui.

Le succès du livre de Nir Eyal Hooked : How to build habit forming products en dit long sur les intentions des concepteurs financés par les fonds d’investissement (privés et publics ! ). Ce qui signifie que vous et moi, nous payons pour nous faire baiser le cerveau.

Dans ce contexte se développe le neuromarketing, qui associe les pulsions aux automatismes dans le cadre du capitalisme computationnel dirigé par la gouvernementalité algorithmique — comme l’illustre Bernard Stiegler dans sa conférence sur la bêtise :

«Qu’est-ce que c’est qu’une pulsion ? C’est un automatisme. Il m’est souvent arrivé de le dire à des gens qui comme vous m’écoutaient : imaginez que maintenant je projette un film pornographique derrière pendant un quart d’heure. Et bien, votre attention va disparaître. Vous ne me consacrerez plus d’attention. Même si vous appelez le Pape, parce que même le Pape est habité par des mécanismes pulsionnels qui sont des automatismes auxquels il est quasiment impossible de résister.

Aujourd’hui, le neuro-marketing travaille à l’exploitation directe des mécanismes les plus automatiques qui soient, au niveau des couches basses du cerveau, pour les articuler à des automatismes pour faire ce que j’appelle une société automatisée où finalement nous ne fonctionnerions plus que comme des automates, en convoquant nos pulsions et en court-circuitant totalement les couches supérieures du cortex cérébral — là où nous acquérons l’insertion dans des disciplines, dans des savoirs, là où nous nous civilisons, ce qui demande des années et des années d’apprentissage, de formation. Aujourd’hui, il est très clair que le neuro-marketing a pour but de court-circuiter cette affaire ».

Les conséquences de ces médias qui utilisent des technologies persuasives et qui court-circuitent la production du désir sont merveilleusement exposées dans ce documentaire d’une heure, Le temps de cerveau disponible.

Présentateur télé, en 1957 :

La question qui se pose est celle-ci : sommes-nous des trafiquants d’émotions fortes ? Sommes nous des courtiers en chaire encore tiède ? Ou bien avons-nous raison de vous montrer ce que vous n’auriez jamais dû ou pu voir ? Avons-nous raison de penser qu’une civilisation se termine et qu’une autre commence ?

Les faits sont là : il est certain que jamais les images n’ont eu autant d’importance qu’en ce moment. Autrefois, c’est vous qui faisiez les images. Et maintenant, ce sont les images qui vous font.

La problématique du documentaire, plus actuelle que jamais, est synthétisée par la phrase de fin (qui me fait avaler ma salive à chaque fois que je la lis) :

"Est-ce qu'il faut laisser la télévision continuer à exploiter la pulsion comme un automatisme ? — qui conduit au crime et qui est la vraie question de l'identité perdue. Parce que si les français ont le sentiment d'avoir perdu leur identité, c'est pas du tout à cause des maghrébins ou des africains ou des asiatiques qui s'installent en France.

C'est parce que le marketing les a privés de leur culture.

C'est parce que les parents n'ont plus de rapport avec leurs enfants.

C'est parce que les profs ne peuvent plus concurrencer la TV qui capte l'attention beaucoup plus efficacement que les profs. C'est ça le vrai problème."

La situation n’est pas nouvelle, et donc plus urgente que jamais.

Ce rapport du Conseil National du Numérique démontre l’urgence d’agir politiquement contre ces gens qui sont payés pour nous baiser le cerveau. Les principales voies présentées pour se faire sont :

  1. Le droit : passer de l’état de fait “des gens sont payés pour nous baiser le cerveau” à l’état de droit où ce n’est plus légal (comme ce fut fait pour le cinéma et la télévision — voire page 45 du rapport).

  2. Développer l’économie de la contribution (qui s’apparente à ce que nous faisons en tant que créateurs), présentée de pair avec l’économie des communs et l’économie collaborative. (Pages 52 à 59, et 67-68)

L’économie collaborative contribuerait alors à la transition de l’économie de l’attention vers l’économie des créateurs et des contributeurs.

Tout l’enjeu de l’économie contributive consiste d’ailleurs à mettre l’automatisation au service de la capacitation, de l’acquisition et de la pratique de nouveaux savoirs ; donc de la redistribuer le temps gagné par l’automatisation, plutôt que de transformer des millions d’individus en chômeurs stigmatisés.


#Philo #Anthropologie #Eco #Création

La lutte pour son temps

Petit texte inspiré par François Bégaudeau, dans son Thinkerview

«Est-ce que cette saloperie de travail n’allait pas me poursuivre chez moi par la fatigue ? Hé bah ouais en fait souvent on rentre chez soi on est crevé […] S’est ajoutée à ça une autre difficulté redoutable : le capital et autres forces obscures m’ont poursuivies jusque chez moi par l’intermédiaire d’objets technologiques qui requièrent mon attention. Alors là, c’est la lutte qui commence. Et c’est une lutte physique»

Vous rappelez-vous sécher vos cours ?

Je l’ai fait très jeune.

Dès mes 15 ans, quand le cours m’ennuyait, je désertais. Il y avait un peu de rébellion contre l’autorité du prof (que je considérais illégitime), mais sécher était avant tout une lutte pour moi : j’avais besoin de contrôler mon temps.

Grandir signifiait contrôler mon temps, donc sécher les cours. Peu importe ce que je faisais avec ce temps : il m’appartenait.

Vous comprenez cette lutte. Tout le monde ressent dans ses entrailles cette course contre le temps qui passe. La mort est la seule chose dont nous sommes certains. Nous savons que notre temps est limité (qui plus est en bonne santé). Et pourtant…

Nous acceptons de nous faire voler notre temps

Tous les jours.

Même la nuit.

On nous impose des emplois du temps. A l’école. Pendant les études.

Dans le monde du travail, avec ses agendas électroniques et ses rendez-vous pré-programmés. Avec sa prime à montrer qu’on est occupé pour grimper en poste.

A son métro-boulot-resto-dodo. A ses faibles salaires qui nous maintiennent captifs. A ses emplois vides de sens. Aux emprunts qui nous forcent à s’employer pour les rembourser. Au mépris des rythmes naturels.

Tout ça est imposé par l’univers du travail.

Dès le lycée, j’ai senti que vivre serait une lutte pour mon temps et ma vitalité. Je me suis donc posé la question que se pose toute personne qui passe 1 minute sur linkedin aspire à sortir du tout marchand :

Comment est-ce que je vais réussir à gagner de l’argent et garder mon temps ?

Car moi je veux garder du temps pour lire, écrire, regarder (et pourquoi pas réaliser?) des docus, flâner (seul ou avec mes copains & copines) et coordonner des projets. Sinon, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

“Le conseil que je me donne à moi-même, tous les jours : la lutte quotidienne et concrète, c’est une lutte pour le temps. L’émancipation, c’est avant tout s’émanciper du temps imposé. C’est arracher du temps à soi au temps pré-quadrillé par la société. C’est à cette réalité qu’on a à faire, nous, les individus : arracher du temps.” ~ François Bégaudeau, écrivain et scénariste

Et si le premier adversaire à mon temps réside dans l’emploi, le deuxième provient des prothèses numériques et de ses applications.

Mon téléphone en main, je suis exposé aux mécanismes super sophistiqués de captation de mon attention. Ces dispositifs s’attaquent à mes pulsions via des publicités ultra-agressives (et d’autres méthodes discutées dans le rapport du Conseil National du Numérique). Si je m’y expose trop longtemps, surtout si je suis fatigué ou frustré, je vais finir par :

  • Commander un burger pour assouvir ma pulsion de nourriture (plutôt que de cultiver mon désir en cuisinant),

  • Mater une série pour ma pulsion de relaxation (plutôt que de flâner à mon rythme avec des amis, ou plutôt que lire les poèmes de Victor Hugo parce qu’en vérité qu’est-ce qu’il écrit bien le frelon),

  • Regarder un porno pour assouvir ma pulsion sexuelle (plutôt que de séduire une inconnue ou mon amoureuse avec mes blagues et ma culture dégoulinante).

Donc, arrivé chez moi, une nouvelle lutte commence. Après avoir donné mon temps à un capitaliste qui exploite ma force de travail, je dois me battre pour diriger mon attention vers ce à quoi je porte de l’importance.

Je dois donc me protéger, car à la moindre incartade, mes prothèses (smartphone, ordinateur, tablettes…) me volent mon attention. Donc une fois sortie du taf (qu’on soit employé ou freelance, voire même entrepreneur), je ne m’appartiens toujours pas.

L’aspect le plus pernicieux réside peut-être dans le digital labor que je produis quand je laisse des traces — peu importe la plateforme, d’Instagram à Ubereats. Je continue à travailler pour ces entreprises ! Via le machine-learning, chaque clique, like et commentaire les aident. C’est du travail non-rémunéré qui leur permet de continuer à développer leur business.

🎵 Ni se nourrir, ni se loger n'est gratuit, j'crois qu'avec ça j'ai tout dit
Ce monde est cruel (ce monde est cruel)
Ce monde est cruel (ça y'est j'ai tout dit)
Pas manger, ça fait mourir, et j'suis habitué au chauffage
Tes besoins vitaux sont payants, t'as compris la prise d'otage

Depuis tout p'tit dans la merde, tu sais qu'il faudra mailler
Au moins un peu pour l'loyer, au moins un peu pour grailler
Depuis tout p'tit dans la merde, on t'apprend à travailler
Personne va t'ravitailler à l'œil, personne va s'apitoyer, ma gueule

Pour travailler, donc pour manger, on t'prend à 3 ans, on t'lâche à 25
Tes meilleures années, si tu pars avant, tu démarres en bas de la pyramide
Et tu fermes ta gueule, tu fais les pires des tâches, tu gravis les étages au ralenti
Tu tapines en stage, t'es sous-payé et on t'oblige à sourire (merci)
Car c'est une chance (merci)
Déjà d'être là avec tes vieux diplômes […]

N'oublie jamais qui gagne quoi lorsque tu taffes
Si ça te fâche et qu'tu veux plus, n'oublie jamais qu'tu manges plus
Ça ressemble à un choix (that sounds like a choice)
Si c'est pas d'l'esclavagisme
C'est quand même pas vraiment très humaniste

Ce monde est cruel. 🎵

~ Vald, Rappel

Donc maintenant que j’ai travaillé pour pouvoir manger, me loger, me chauffer ; une fois chez moi je continue à travailler pour d’autres entreprises qui me baisent le cerveau. C’est fort de leur part, et répugnant de la part de nos politiques de laisser ça arriver.

Car pour créer, j’ai besoin de temps. J’ai besoin de temps pour m’inspirer, pour rêver, pour réaliser mes brouillons, pour perfectionner mon oeuvre, pour progresser dans ma discipline.

“Le temps a toujours été l’objet du combat en quoi consiste l’expérience esthétique -- comme combat contre le défaut du temps, tout contre lui. Comment se rendre disponible aux œuvres artistiques en tant qu’elles sont ce qui constitue, par soi, un dispositif réclamant une disponibilité sans limites”.
~ P. 183 de De la misère symbolique, Bernard Stiegler

Ce temps de création n’est pas une marchandise, et il ne me rapporte rien. Sauf que je ne peux pas vivre sans prendre ce temps. Donc je dois agir pour m’extraire du travail ET pour m’extraire du digital labor, du vol de mon entreprise et des entreprises qui baisent mon cerveau.

Vivement l’économie contributive (et une politique des technologies de l’esprit) ! Et pour terminer sur une oeuvre qui incarne ma vision, et qui me donne des frissons à chaque lecture :


Layover ~ Bukowski

[extrait]

Making love in the sun, in the morning sun
in a hotel room
above the alley
where poor men poke for bottles;
making love in the sun
making love by a carpet redder than our blood,
making love while the boys sell headlines
and Cadillacs,
making love by a photograph of Paris
and an open pack of Chesterfields,
making love while other men — poor
fools —
work.


Simon 🍋

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Noèse
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