Simon | Odyssée#20 ~ Le souci de soi et la vie créative
Le souci de soi ~ La conversion à soi ~ La radicalité comme point cardinal ~ La solitude est le cadeau ~ Sans angoisse, pas de création ~ Foi et patience ~ Stresseurs ou Pommade ? ~ Rêve général
Bienvenue sur Odyssée, mon carnet libre où je partage des notes sur la vie créative. Cette semaine : qu’était écrit sur le fronton du temple de Delphes, comment aller mieux et ranger le tapis de yoga pour la vie, et un hommage au vrai GOAT.
Salut l’équipe 🍋
Avant de commencer, une minute de silence.
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Apparté en hommage à Pierre Bourdieu décédé il y a 20 ans, grand sociologue ni corrompu ni lâche — qui donc ne s’est aplati ni devant les industriels, ni devant les politiques.
Si vous connaissez sans doute son nom, son travail vous est peut-être étranger. Voici des points où entrer en contact avec son oeuvre, plus utile que jamais pour saisir les enjeux contemporains (et vivre sainement, en prime) :
[Docu] : La sociologie est un sport de combat
[Article] : L’essence du néolibéralisme ; La fabrique des débats publics
[Entretiens] : Les jugements de goûts (10 min) ; Entretien sur la TV (fantastique matériel pour comprendre le traitement par les émissions des questions sociales, d’autant plus à l’heure de l’actualité 24/7).
Pour les 20 ans de la mort de Pierre Bourdieu, lâchons les chevaux et autorisons nous à ouvrir un futur meilleur — dans lequel les créateurs et créatrices ont un rôle MAJEUR à jouer. Cette ouverture s’appelle l’économie contributive. Fin de l’hommage, Pierrot.**
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Lituanie, janvier 2017
J’étais triste.
Seul à ma table à 7h du matin, je fixais mon intérieur : ni idées, ni émotions et encore moins de rêves. J’avais dilapidé mon énergie dans une fuite en avant de soirées, de dramas et de choix vestimentaires douteux (mais ça, ça n’a pas changé).
Ma vie intérieure était vide. J’avais besoin de me régénérer. De me réinventer. De me sentir vivant dans autre chose que dans l’auto-destruction.
Alors j’ai fait face à moi-même. A ce vide.
Ce fut le premier acte conscient de souci de moi.
Le souci de soi
Le thème du souci de soi est, d’un bout à l’autre de la culture antique, rattaché à l’injonction à se connaître soi-même. Si Socrate incitait ses contemporains à se connaître eux-mêmes, à s’occuper d’eux-mêmes plutôt que de leurs biens, c’est parce qu’apprendre à s’occuper de soi implique d’apprendre à s’occuper du Je ET du Nous — donc de la cité, des Communs.
Le souci de soi n’est pas seulement un principe, mais une pratique constante. On arrête de prendre soin de soi quand on meurt. En revanche, il ne faudrait pas croire que ce souci de soi vient de la philosophie. Si les philosophes en parlent (et aujourd’hui les profs de yoga sur youtube), c’est parce que ce sujet nous habite toutes et tous.
En Grèce, le souci de soi était même valorisé jusque dans la mort : ne pas avoir pris soin de soi de son vivant jetait le discrédit sur ses enfants. C’est d’ailleurs pour ça — pour conserver son Kleos — que Socrate a préféré mourir à son procès, plutôt que de s’enfuir, comme lui proposait un ami. S’enfuir aurait signifié renoncer à ce qu’il croit, donc à ce qui constitue le souci de soi et de la cité.
Si vous pouviez demander à un spartiate pourquoi son peuple avait des esclaves, il vous répondrait : “Parce que nous préférons nous occuper de nous-mêmes”. (source : Plutarque)
S’occuper de soi est un luxe.
“S’occuper de soi est un privilège, c’est la marque d’une supériorité sociale, par opposition à ceux qui doivent s’occuper des autres pour les servir ou encore s’occuper d’un métier pour pouvoir vivre. L’avantage que donnent la richesse, le statut, la naissance, se traduisent par le fait qu’on a la possibilité de s’occuper de soi-même.”
~ Histoire des systèmes de pensée, Michel Foucault, P.396
Le souci de soi est donc une pratique. Il provient de la triple injonction inscrite sur le fronton du temple de Delphes dédié à Apollon : 1. Connais-toi toi-même; 2. Rien de trop et 3. Soucie-toi de toi-même (en grec « Epimeleia heautou »).
Je vous passe l’histoire et la généalogie du souci de soi pour résumer, de nouveau avec Michel Foucault :
On peut dire que dans toute la philosophie antique, le souci de soi a été considéré à la fois comme un devoir et comme une technique, une obligation fondamentale et un ensemble de procédés soigneusement élaborés.
La conversion à soi
La question centrale, pour moi, en tant que créateur et citoyen, réside dans la Conversion à soi — “l’idée de tout un mouvement de l’existence par lequel on fait retour sur soi-même […] un retournement sur place : il n’a pas d’autre fin ni d’autre terme que de s’établir auprès de soi-même, de résider en soi-même et d’y demeurer.” (toujours Foucault).
Se convertir à soi-même consiste avant tout à établir des relations avec sa vie intérieure profonde. C’est que je nomme souvent, à mon égard “Être le souverain de mon empire intérieur”. Ce qui signifie m’appartenir et jouir de moi-même, dans le meilleur (l’élévation) comme dans le pire (la régression).
Ce matin de 2017, en Lituanie, je ne savais pas comment prendre soin de moi, ni quoi faire de ma vie et encore moins comment me sortir du néant.
Mais 5 ans plus tard, je me regarde avec bienveillance : si passer une soirée seul avec moi-même m’était alors insupportable, je viens de passer mes 4h30 de train calme, serein et amusé par ma vie intérieure.
Me convertir à me soucier de moi a changé ma vie pratique. Et le principal moyen de cette conversion réside dans mon dévouement grandissant à ma vie créative. La vie créative m’amène à prendre soin de moi.
Créer consiste à donner forme à quelque chose qui n’existait pas avant. A donner forme à ma pensée. Presque à donner vie.
Cette activité de lire, de réfléchir puis de coucher sur papier et clavier des idées balbutiantes me fait du bien. Ca m’aide à m’exprimer et à former ma singularité. En somme, créer me permet d’être qui je suis, et de devenir qui je peux devenir.
Créer est exigeant. C’est d’ailleurs pour ça que c’est si bon. Je crois, à la avec Rainer-Maria Rilke, que tout ce qui est bon dans la vie est difficile.
Réfléchir. Aimer. Créer.
Tout ça nécessite, par exemple, de repousser les récompenses immédiates, d’accepter les sacrifices et de se dévouer à quelque chose de plus grand que soi.
La vie créative porte en elle les germes d’une vie bien vécue — surtout si elle s’agrémente de repas entre ami.es, de longues flâneries et de rêves étranges et pénétrants. Mais elle nécessite de s’engager pleinement et de cultiver des pratiques et techniques — ce qu’on appelle se convertir.
A la suite de Michel Foucault, de Pierre Hadot, de Nietzsche, de Socrate ou encore de Sénèque, je considère que la philosophie — philo = amour ; sophia = sagesse — consiste d’abord en une conversion à une forme de vie, à un art de vivre qui s’appuie sur un travail de soi sur soi qui s’opère à travers un ensemble d’exercices noétiques (intellectuels et spirituels). Et créer est une manière de faire de la philosophie.
Les exercices noétiques comme fondement du souci de soi
Ces exercices noétiques constituent les fondements de ma vie créative, car créer est un acte de soin. Ces exercices noétiques (de noèse, qui signifie penser et panser), pour moi, sont :
Les pratiques de l’esprit : lire (et rêvasser), annoter, penser réflexivement, écrire, me balader, méditer, contempler, juger critiquement, m’auto-examiner, porter attention, écrire mes ‘mémoires’
Les pratiques sociales : écouter, questionner, rire, m’exprimer, manger, trinquer, débattre, jouer, discuter, se remémorer les bons souvenirs
Les pratiques corporelles : l’hygiène, l’auto-massage, le vélo, le foot, le yoga, la relaxation, le sommeil
Ces pratiques — que Foucault nomme les « techniques de soi » — sont des savoirs. Les savoirs rendent la vie savoureuse (pas étonnant que ces deux mots viennent du latin sapide).
Me convertir au souci de moi requiert donc de cultiver et pratiquer des savoirs, ce que je fais via des exercices noétiques répétés, réguliers, voire ritualisés. Prendre soin de relève de l’entraînement, de l’«askèsi ».
Dans le sillage de Bernard Stiegler, je considère que les techniques de soi constituent une pratique critique de l'attention. A savoir, où je porte mon attention, comment je fais attention et de quelle manière je suis attentionné.
Considérer le souci de soi sous l’angle des techniques de soi permet d'interroger le type d'attention qui nous est demandée : immédiate, fragmentée et dirigée vers des objets de consommation (culturels et industriels). Se soucier de soi est en soi une lutte contre la destruction des savoirs et du travail par l’emploi, et contre le formatage de nos consciences par les psychopouvoirs.
Le risque de ne pas se convertir à soi, à se soucier de soi, réside dans un mal que vous connaissez : le mécontentement de soi.
Le mécontentement de soi
La semaine dernière, je n’ai pas écrit pendant 4 jours de suite. Ca m’a manqué. Et j’étais grognon.
Ecrire est ma forme fondamentale d’expression. Je découvre que ça m’est vital. Donc j’étais mécontent de moi. Non pas parce que je n’ai pas respecté une routine ou une injonction extérieure telle qu’un objectif. Mais parce que je ne me suis pas soucier de moi.
Writers are very despicable people. Plumbers are better. Used car salesmen are better. They are all more human than writers. Writers say the humanity till they sit down to a typewriter then they become good people or exceptional people. Get them away from a typewriter, they are pricks. I’m a writer.”
~ Charles Bukowski, 27:00 dans You never had it, an evening with Charles Bukowski
Je n’écris pas pour être connu. Je n’essaye pas de vous plaire. Je n’essaye rien. Je fais. Ce sont des moments que je m’octroie. Qui me permettent de m’exprimer. De nourrir mon obsession de penser.
Ecrire est un exutoire pour mes idées, mes frustrations et mes rêves. Ne pas exulter me rend grognon, sinon mauvais et au moins mécontent.
Ce mécontentement m’est familier. Je l’ai croisé pendant des années à ne pas laisser vivre mes désirs et à ne pas oser les satisfaire. C’est l’auto-censure dont je parlais dans l’édition précédente. Elle détruit ses hôtes et est l’une des principales causes du malheur et du désespoir pour qui veut créer; pour qui a besoin de créer.
Etouffer ses désirs ne mène qu’à la destruction de soi, via l’anéantissement de ses désirs ET de la capacité même à désirer. Lorsque je n’ose pas satisfaire mes désirs, je n’ose pas être moi. Je ne m’affirme pas. Donc je me désajuste : mes actes et mes valeurs ne sont pas alignés. Je ne suis pas intègre, et ce manque de congruence me détruit.
Pour moi, les symptômes sont toujours les mêmes : je me manque de respect en plongeant dans l’excès (de nourriture, de youtube & de tout ce que vous pouvez imaginer — mais quand même pas d’excès du style à voter Macron au premier tour).
Lorsque je me désaligne trop longtemps, je flirte avec le nihilisme — cette espace-temps où tout se vaut et rien ne mérite d’être vécu ; cette zone où l’on ne connaît pas sa valeur étalon qui nous permet d’être nous-même, et d’insuffler une raison d’être à sa vie.
“Le mécontentement de soi. Cela provient d’un mauvais équilibre de l’âme et de désirs timorés ou insuffisamment satisfaits, lorsque les gens n’ont pas l’audace nécessaire ou n’obtiennent pas satisfaction et que, de ce fait, ils passent leur vie à espérer. Ces gens sont toujours instables, toujours agités, ce qui est nécessairement le lot de ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent.”
~ De la tranquillité de l’âme, Sénèque
S’aligner implique de savoir ce que l’on veut. Cet exercice est délicat car il implique avant tout de renoncer — ou comme le dirait Mark Manson : s’engager, c’est plus choisir ses problèmes que les points positifs. Ce qui nous mène à l’absolue nécessité de se connaître soi-même, et par ricochet, à la radicalité, véritable boussole pour savoir où mettre les pieds.
La radicalité comme point cardinal
Je suis de plus en plus convaincu que le manque de radicalité diminue (1) la capacité à vivre et (2) la capacité à apprécier vivre.
Radical signifie “aller à la racine” — à l’inverse d’extrême, qui signifie “être dans l’excès” (la radicalité s’exprime sur un axe vertical, l'extrémité sur un axe horizontal). Pour vous convaincre que radical n’est pas extrême, prenez les “Radicaux-socialistes” : ce parti est “du centre”, a.k.a de droite car supporteur du libéralisme économique. Ils se déclarent radicaux, mais ils n’ont rien d’extrêmes. Radical n’est pas extrême.
La radicalité est une vertu. Aller en profondeur pour comprendre les nuances aide à agir et penser avec simplicité et lucidité. Si le contentement de soi se nourrit de son alignement entre ses valeurs et ses actions, alors il porte la radicalité en lui.
Comme il est plus simple de jeûner que de faire un régime, et comme il est plus simple de toujours manger végétarien que parfois, il est plus simple de toujours se tenir à ses valeurs que parfois. La radicalité porte donc en elle le courage, l’audace, l’affirmation de soi et la constance, en même temps qu’elle repousse la lâcheté et la corruption — deux maux dont souffrent à outrance politiques et scientifiques.
Avoir confiance en soi revient à jouir d’une constance personnelle — donc à savoir ce que l’on considère vrai, juste et beau. Traduire ses valeurs en actes requiert alors de l’entraînement (via les techniques de soi), de la vigilance et de la radicalité. Savoir ce que l’on veut, et l’affirmer, implique d’être radical. Je me méfie de celles et ceux dont les opinions changent avec le vent; ceux dont les préceptes s’adaptent aux autres : ceux-là sont lâches, ou corrompus, car peu concernés par leur vie intérieure. Ils chassent les fruits de la satisfaction extérieure au détriment de leur jugement personnel.
En tant que créateur, il m’est parfois délicat de ne pas les chasser. Si je publie sur un réseau social, j’ai envie, au moins un peu, qu’on me like. Mais l’entraînement transforme publier en non-événement; et ma radicalité vigilante me rappelle consciemment que le like ne compte pas.
Note : après deux semaines à publier sur linkedin, je suis déjà atterré de voir ce qui est liké — ou quand un de mes posts rédigés avec les pieds en 1 minute a bien plus de likes qu’un autre rédigé en une heure (alors qu’il porte un vrai message !). Mon jugement prime sur celui de la foule, comme nous le rappellent sans cesse les anciens.
Re-note : j’ai peur que linkedin soit l’un de ces lieux où l’on doive prendre un bain après y avoir traîné pour ne pas se sentir souillé.
Se connaître soi-même requiert d’entrer dans ses entrailles et de comprendre ce qui nous correspond. S’aligner avec soi consiste à tirer les leçons de cette exploration, et à ne pas se compromettre. Tant que je ne suis pas prêt à faire les choix radicaux qu’implique être moi, je ne peux qu’être déphasé.
Créer un est un acte radical de souci de soi. Et le seul moyen de créer consiste à être seul.
La solitude est le cadeau
Je ne suis pas assez seul.
Créer est un acte solitaire, car ce passage à l’acte requiert de puiser en soi. D’être très concentré. De s’émouvoir. D’être soi, avec soi, pour soi. On ne crée pas pour les autres.
La solitude est l’apanage de celles et ceux qui prennent soin d’eux. Créer est un acte solitaire, avant tout. Tout comme aimer !
La solitude est l’espace-temps où l’on se construit. Son absence nous empêche de nous rencontrer, de s’étonner de soi et, au final, de se connaître. Être seul effraye l’Homme qui ne crée pas, l’Homme qui se sent mal avec lui-même; alors que seule la solitude peut guérir ses maux s’il est malade. Le silence de la solitude porte plus de réponses que l’agitation des questions autour d’un godet.
La solitude est une condition de la création. Sans elle, il ne peut y avoir ni inspiration, ni concentration. Comme l’écrivait Charles Bukowski dans Rolling The Dice : Isolation is the gift (traduction).
if you're going to try, go all the
way.
otherwise, don't even start.
if you're going to try, go all the
way.
this could mean losing girlfriends,
wives, relatives, jobs and
maybe your mind.
go all the way.
it could mean not eating for 3 or 4 days.
it could mean freezing on a
park bench.
it could mean jail,
it could mean derision,
mockery,
isolation.
isolation is the gift,
all the others are a test of your
endurance, of
how much you really want to
do it.
J’ai mis du temps à saisir ce que signifie Charles. Je détestais la solitude. Je détestais m’ennuyer car je détestais passer du temps avec moi-même.
La solitude nous permet de nourrir nos rêves, voire même de cultiver notre faculté à rêver. La solitude nous évite aussi la fréquentation de celles et ceux dont on doit prendre un bain voire deux pour se sentir propre à nouveau. La solitude nous met dans l’état d’esprit de créer. La solitude nous aide à cheminer vers la sérénité de par l’acceptation des anxiétés et des angoisses.
Sans angoisse, pas de création
Et si l’angoisse était notre situation normale ?
Sartre, Camus et Sénèque et des milliers d’autres en parlent, chacun à leur façon. Mais comme je sais que vous connaissez des anxiétés, parlons-en.
Qu’y a-t-il de plus angoissant que de savoir que nous allons devenir poussière ? Qu’est-ce qui est plus angoissant que le néant (Hormis les transhumanistes, Léa Salamé et les vieux au pouvoir qui nient les problèmes et détruisent notre avenir) ?
Si tout allait bien dans le meilleur des mondes, je mise ma bibliothèque que je ne créerais pas — et vous non plus. L’angoisse précède l’action. L’angoisse est un signe de vitalité. Elle signifie que vous souhaitez vivre, que vous souhaitez laisser une trace et faire un pied de nez à votre destin de poussière.
“Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie.”
~ Première phrase du Mythe de Sisyphe, Albert Camus
Les angoisses sont toujours passagères. Elles se dissipent à partir du moment où elles sont acceptées, puis sublimées — à savoir, que vous parvenez à les acheminer dans des activités qui constituent un soin, à l’instar de la création. Lorsque vous créez, vous n’angoissez pas. Vous pouvez angoisser avant et après, mais pas pendant. Lorsque vous vous jetez dans le flow, vous nagez.
Toute angoisse, insécurité ou tristesse est passagère — à condition de l’accueillir, plutôt que de lutter contre. Elles sont le signe que nous évoluons ; que nous nous transformons dans notre chaire. C’est notre avenir qui s’écrit dans notre corps. Accueillons incertitudes, peurs et tristesses pour ce qu’elles sont : les signaux faibles de notre élévation.
Les 3/4 de mes conversations avec des créatrices.teurs détonnent cette angoisse, car les 3/4 passent à un moment chez le thérapeute. Créer est une thérapie en soi. C’est même au coeur de certaines méthodes, notamment de la thérapie par l’action — ne vous demandez pas pourquoi les gens qui font, a fortiori au milieu de la nature, sont sains d’esprit.
Créer nécessite de se rencontrer, de s’accepter et de se confronter à ses émotions négatives. La constance consiste surtout à créer alors que l’on est aux prises avec des émotions négatives. Doute, tristesse, insécurités, peurs, mélancolie… Pour le poète Rilke, ces émotions préfigurent qui nous sommes en train de devenir.
“Presque toutes nos tristesses sont, je crois, des états de tension que nous éprouvons comme des paralysies, effrayés de ne plus nous sentir vivre […] Nous voilà transformés comme une demeure par la présence d’un hôte […]
Bien des signes nous indiquent que c’est l’avenir qui entre en nous de cette manière pour se transformer en notre substance, bien avant de prendre forme lui-même. Voilà pourquoi la solitude et le recueillement sont si importants quand on est triste. Ce moment, d’apparence vide, ce moment de tension où l’avenir nous pénètre, est infiniment plus près de la vie que cet autre moment où il s’impose à nous du dehors.”
~ Lettres à un jeune poète, Rainer-Maria Rilke, P. 88
Que faites-vous lorsque vous êtes seul.e ? Si vous restez seul.e assez longtemps, je parie qu’au bout d’un moment, vous créez. Moins par choix que par besoin. L’ennui et son angoisse existentielle nous révèlent à nous-même. D’où l’attention que j’apporte à m’ennuyer dès que l’occasion se présente — comme dans toutes les files d’attente, où je ne fais rien — sinon profiter de moi-même.
Foi et patience
“Donnez toujours raison à votre sentiment à vous. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être et ne peut souffrir ni pression ni hâte […]
Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à votre entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs.
Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève.”
~ Lettres à un jeune poète, Rainer-Maria Rilke
Créer nous emmène hors du temps. La pratique en elle-même et pour elle-même se suffit à elle-même. Nous coupons tout lien avec l’extérieur pour se concentrer sur l’intérieur. Sur soi. Là commence la vie créative. Dans ce geste volontaire de refus d’obtempérer aux assauts de l’extérieur, soient-ils financiers, politiques ou émotionnels.
Se concentrer sur soi implique de réduire ses désirs dans une forme de privation heureuse. Se priver de restaurants, de soirées, de luxure, pour enfin, après maints efforts pour s’être dépouillé du superflu, dire OUI à la vie. A celle qui mérite d’être vécue. A celle qui se nourrit de ce qui est difficile.
A l’instar de Sisyphe qui peut angoisser de devoir remonter son rocher, ou de savoir qu’il tombera à peine élevé au sommet, l’amour de la familiarité (créer sans relâche) et le besoin de liberté (celle d’inventer un sens hors de Dieu) nous sortent de l’angoisse.
Oeuvrer est une thérapie — dans le sens où oeuvrer signifie “ouvrir des mondes”, ce qui est le propre d’une oeuvre. Créer donne foi en la possibilité d’un autre monde — monde entendu comme espace physique et mental où l’on peut se projeter ensemble, où l’on peut être un Nous.
Nous avons besoin de croire en nous, et nous devons le faire longtemps. Je ne parle donc pas de foi religieuse, mais bien de cultiver sa vie intérieure — de souffler sur la flamme de l’espérance pour la maintenir vivace, en évitant de la soumettre aux vents des tempêtes.
“On aura beau essayer de se préserver de tout l’arbitraire des innombrables coup du sort, on ne pourra jamais éviter le déferlement de fréquentes tempêtes si on déploie sur la mer d’immenses flottes.”
Par cette image, Sénèque illustre la nécessité de ne pas s’exposer au mauvais sort plutôt que de vouloir l’éviter a posteriori, ou de s’en plaindre. Cela recèle une grande sagesse pratique : mieux vaut prévenir que guérir.
Ne pas se soumettre aux stresseurs plutôt que de passer la pommade
Se soucier de soi signifie pour moi ne pas se soumettre aux stresseurs, plutôt que de passer de la pommade sur les symptômes.
A l’inverse des magazines lifestyle, blogs de dev perso et youtubeuses yoga, je pense qu’il est vain de “se réparer”, de “vivre en conscience”, de “laisser les problèmes à la porte” et autres incantations dépolitisées & vides de soin de soi. Cela revient à passer de la pommade, alors que l’enjeu véritable consiste à ne pas subir le stress. C’est juste bien plus difficile — et moins lucratif pour l’industrie du DevPerso (qui propose de se concentrer sur le miracle morning et les habitudes plutôt que de soulever la question du désir) ou la droite politique (qui propose de baisser les impôts plutôt que repenser la redistribution, ou culpabiliser le consommateur pour l’écologie plutôt que d’interdire aux industriels la production).
Un mot sur le développement personnel et le souci de soi :
J’ai fait peu de choses pire que de suivre les préceptes du miracle morning. Dans cette période où j’étais perdu, ça m’a donné un cadre — mais un cadre toxique, fabriqué par l’industrie du dev perso, qui porte en lui les germes de la maladie que j’essaye de soigner : le mal-être.
La vie intérieure ne répond pas à une suite d’injonctions méditer, burpees, lire et être à l’heure pour besogner et gagner assez de tunes pour survivre matériellement en l’échange de mon obéissance. La vie intérieure, la grande la belle et donc l’unique vie dont il peut être question échappe à ce domaine du calculable, du rationalisable, de l’optimisable.
Optimiser sa morning routine revient à cultiver l’art de planter les clous de son cercueil. Il n’y a pas de vitalité dans ces pratiques qui tentent de lutter contre les symptômes d’une vie désajustée. Il vaut mieux bazarder toute cette merde métro-boulot-dodo que de masser ses nerfs à vif.
Soit je sors du cadre mental-financier-politique de la vie moderne ultra-confortable, soit je mets de la pommade sur mon stress chronique. Sois je lis 20 pages par heure de mon livre difficile, sois je lis des bouquins faciles d’une traite sans prendre le temps de rêver à ce que je lis, bien comme le recommande “How to read a book”.
Soit je me convertis à moi, soit je reste impuissant.e face à mon mal-être (aussi asymptomatique paraisse-t-il, comme scroller pendant 2h ou regarder youtube pour me détendre). Oui, je dis bien que regarder Youtube sans intentionnalité, pour le pur divertissement, est un symptôme évident de mal-être. Non, je ne dis pas que mater Bourdieu est moralement supérieur à mater les marseillais (ou des résumés de matchs de foot, qui enlèvent tout le plaisir du foot en lui-même qui tient dans l’attente du but (le désir), ou dans la construction des actions).
J’affirme que ressentir le besoin de poser son cerveau est un symptôme évident de mal-être, mais qu’il est asymptomatique. Si je dois poser mon cerveau pour me détendre — ce qui m’est arrivé et risque de m’arriver si je ne suis pas vigilant — c’est que, pour le dire vite : ma vie, c’est de la merde. Pour me détendre, je peux faire 1000 choses qui me détendent vraiment : cuisiner, rouler en vélo, lire, me masser, aimer, faire une sieste, jouer ou même ne rien faire. Consommer des industries culturelles ne m’aide pas à aller mieux. Pire, ça renforce mon état en m’isolant de moi-même et des autres.
Rêve général
Le souci de soi implique de s’occuper des autres.
On ne peut pas aller bien si tout le monde va mal autour de nous. Aller bien, se soucier de soi, est un projet personnel autant que collectif (comme je le disais en intro, via Socrate).
J’ai ressenti un profond malaise juste après m’être fait livré des courses à la lecture d’André Gorz — qui éclaire les évolutions du travail, et met un coup de projecteur sur la réalité qui doit toucher la majorité des lectrices et lecteurs de ce texte :
“L’inégale répartition du travail de la sphère économique et l’inégale répartition du temps que libère l’innovation technique conduisent ainsi à ce que les uns puissent acheter un supplément de temps libre à d’autres et que ceux ci en sont réduits à se mettre au service des premiers […] Il s’agit d’une soumission et d’une dépendance personnelle vis-à-vis de ceux et de celles qui se font servir. Une classe servile renaît, que l’industrialisation, après la seconde guerre mondiale, avait abolie.
Des gouvernements conservateurs et même des syndicats légitiment et favorisent cette formidable régression sociale sous prétexte qu’elle permet de « créer des emplois », voire que les serviteurs augmentent le temps que leurs maîtres peuvent consacrer à des activités hautement productives, économiquement. Comme si réellement les exécutants des « petits boulots » n’étaient pas capables, eux aussi, d’un travail productif ou créatif ; comme si ceux et celles qui se font servir étaient irremplaçablement créateurs et compétents tout au long de leur journée […]
La majorité des serviteurs est employée par des entreprises de services qui louent aux particuliers la main d’oeuvre (précaire, employée à temps partiel, payée à la tâche) qu’elles exploitent. Mais cela ne change rien au fait : il s’agit d’un travail de serviteur, c’est-à-dire d’un travail que ceux qui gagnent bien leur vie transfèrent, pour leur avantage personnel et sans gain de productivité, sur celles et ceux pour lesquels il n’y a pas d’emploi dans l’économie. Nous nous retrouvons donc dans un système social qui ne sait ni répartir, ni gérer, ni employer le temps libéré.”
~ Métamorphoses du travail, André Gorz, P.22-23
L’organisation économique réinvente le servage d’une masse d’employés qui s’occupent des besoins d’une petite classe dominante. J’en fais partie à chaque fois que je me fais livrer, plutôt que de cuisiner, marcher 15 minutes ou même, plutôt que d’aller faire mes courses.
Constater que je participe à ce servage m’est inconfortable à m’en donner des vertiges, mais la lucidité radicale est le seul point de départ possible pour créer quelque chose qui sera estimé dans 1000 ans — et changer ce qu’on n’aime pas. Être au plus près de la réalité, voilà l’un des rôles que je me fixe en tant que scientifique, activiste et créateur. Appeler un chat un chat, et ne pas se censurer - ni dans sa critique, ni dans son invention et création.
Nourrir sa fonction critique était d’ailleurs l’un des aspects fondamentaux du souci de soi, comme le rapporte Socrate par la plume de Platon dans l’Alcibiade — Foucault au mic :
“La pratique de soi doit permettre de se défaire de toutes les mauvaises habitudes, de toutes les opinions fausses qu’on peut recevoir de la foule, ou des mauvais maîtres, mais aussi des parents et de l’entourage. « Désapprendre » est une des tâches importantes de la culture de soi.”
Ou comme le dit Orelsan dans sa chanson Civilisation :
« Maman m’a dit ‘si y a des pauvres c’est qu’ils ont mal travaillé à l’école’ ; c’est pas de sa faute sa mère racontait le même gendre de merde à ses gosses ;
c’est pas de sa faute sa mère bref faut qu’on brise ce putain de cercle, il est vicieux ce putain de cercle […]Faut qu’on soit meilleur que nos parents, faut qu’on apprenne à désapprendre »
Prendre soin de soi s’inscrit donc dans le cadre plus large de l’économie politique. Si je critique autant le mouvement Miracle Morning Devperso, c’est notamment parce qu’il asservit encore plus ses adeptes (comme je le fus), ET parce qu’il éloigne du souci de soi réel qui ne peut s’inscrire que dans le Je et le Nous. Je ne peut aller bien que si je m’inscris dans un Nous qui va bien ; un Nous supérieur à la somme des Je.
En bref, se soucier de soi, c’est supprimer les stresseurs plutôt que de passer de la pommade sur les symptômes ; c’est aller vers ce qui est difficile et repousser ce qui est facile (comme les récompenses immédiates) ; c’est faire l’effort de l’intégrité, donc de la vigilance quant à s’aligner en actes avec ses valeurs ; et c’est fatalement s’inscrire dans un projet collectif, dans un rêve général.
Je ne peux pas me soucier de moi sérieusement et accepter la situation extérieure. Prendre soin de soi implique nécessairement de faire plus que de cultiver son petit jardin. Aller bien au milieu de gens qui vont mal n’est pas aller bien.
» Sans mentionner que s’investir dans un engagement plus grand que soi est un élément majeur du bien-être. Au moins, ne pas le faire est une voie sûre vers le nihilisme et une vie vide de raison d’être. «
Se soucier de soi implique de se soucier des autres, ce qui signifie fatalement que cultiver des techniques de soi implique de vouloir aider les autres. Mais pas d’aider l’autre comme je pense qu’il devrait faire pour aller bien (on a déjà assez de moralistes dans les médias/à l’assemblée/au gouvernement) ; mais les aider à jouir d’un cadre où il peut explorer ce que signifie prendre soin de lui.
Aller mieux passe par soi ET par les autres. Donc le miracle morning, qui nous exhorte à faire ci faire ça pour être plus efficace/productif/”bien dans sa tête” ne contribue qu’à nous aliéner à nous-même, car il ne remet pas en cause les méta-règles du jeu : les structures de notre vie, et plus globalement les structures qui régissent la vie.
Se soucier de soi, c’est se soucier des autres. Se soucier de soi, c’est se convertir à soi. Créer est, en bonne partie pour moi, se soucier de moi, dans la mesure où je suis fidèle à moi-même ; où je contribue à ma psychée et à la votre.
Faites de beaux rêves,
Bisous
& coeur avec votre tapis de yoga
Simon 🍋
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Merci Simon pour cet essai très juste et éclairant qui vient mettre en lumière des réflexions sur la piste desquelles je me trouve sans en avoir encore saisi tous les enjeux et les aspects ! Le chemin est long, il y a beaucoup de choses à déconstruire, et tu apportes-là quelques réponses et idées.
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