Simon | Odyssée#18 ~ De La Misère Symbolique à l'Âge Hyperindustriel
Zone esthétique sinistrée ~ Le conditionnement ~ Le dégoût ~ Pulsion & Désir ~ Plus de vagues et moins de vogues ~ La fourmilière ~ La diachronie ~ La débandade et le cauchemar ~ La lutte pour le Nous
Bienvenue sur Odyssée. Au travers de mes expériences et de mes lectures, je vous propose des analyses de la tech, de l’art et de l’économie pour mieux vivre votre travail, votre créativité et votre vie. Retrouvez les archives ici et désabonnez-vous en bas de cet email. Pour travailler ensemble, écrivez-moi à simon.copywriting@gmail.com [il me reste une ou deux places pour le T1 2022].
** Gmail va tronquer ce post. Vous pouvez le lire ici dans le plus grand des conforts. Ce texte est le plus abouti que je n’ai jamais publié. Curieux d’avoir vos retours ! **
Salut l’équipe 🍋
Quelques nouvelles
Comme d’habitude, quel plaisir de vous retrouver ! En arrivant à Paris, je m’étais fixé la priorité de rencontrer du monde dans les domaines de la science et de l’art. Idéalement, j’espère y trouver des mentors afin de continuer à grandir. Pour ça, je participe à deux séminaires et m’investis dans l’association des Amis de la Génération Thunberg — Ars Industrialis. Ces choix m’ont amené à participer aux Entretiens du Nouveau Monde Industriel (ENMI) qui viennent de se tenir au Centre Pompidou.
Ce colloque international a réuni des chercheurs, des artistes et des citoyens du monde entier — et le thème de cette année, l’intermittence, nous touche en tant que créatifs. S’il est vrai que la vie biologique, physique et créative est intermittente, notre régime légal du travail ne l’est pas — sauf pour les intermittents du spectacle.
Nous avons donc discuté (enfin, surtout les chercheurs, moi je passais le micro) d’un nouveau modèle de société qui articule nos rythmes naturels intermittents avec une manière intermittente de travailler. Ca s’appelle la société contributive1, et ça va vous plaire [car oui, c’est une vraie alternative à notre capitalisme actuel]. Je vous en reparlerai lorsque les captations vidéos seront disponibles.
Maintenant que j’ai mis un pied dans la sphère de la recherche et de l’art, je débute une phase besogneuse. Ma propre intermittence me fait constater que je dois choisir entre vie (archi)sociale et vie créative. A l’instar de Carl Jung qui divisait son temps entre sa vie mondaine à Vienne (entre les salons, ses cours et ses patients) et sa vie intellectuelle (enfermé à penser et écrire dans une tour en Suisse), j’écris par phase.
Nouvelle vie, nouvelle coupe nouveau format de newsletter
J’en profite pour vous dire que cette newsletter change de format : je vous proposerai désormais des analyses de textes, livres, conférences ou documentaires que j’étudie. Comme tout créateur/artiste s’inscrit dans son époque et crée en réponse à celle-ci, il me semble capital de la cerner. Par exemple, je pense vous proposer bientôt une analyse qui approfondit le documentaire d’Arte Disparaître — Sous les radars des algorithmes.
Je vous propose donc d’embarquer dans ce nouveau chapitre d’Odyssée !
Dans l’édition précédente, on parlait d’esthétique, de Versailles et de pourquoi tout le monde est un.e artiste.
D’ailleurs, je pensais que vous seriez nombreux à quitter le navire Odyssée alors que j’assume l’aspect philo de cette publication — mais non, vous kiffez encore plus ! Merci pour vos messages privés, ils me font toujours chaud au coeur. On a les lecteurs et lectrices qu’on mérite, il paraît.
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Passons à la première analyse : le livre du philosophe Bernard Stiegler De la misère symbolique (Ed. Galilée, 2004). En tant que créatifs, il nous concerne en première instance car son auteur nous y explique comment l’industrie a pris possession de la production esthétique — avant de nous inciter à changer cet état de fait. J’espère que ça vous plaira, vos retours sont les bienvenus !
De la misère symbolique, Tome 1 : l’âge hyperindustriel ~ Bernard Stiegler
Ce matin là, tout était beau. Je buvais un café rue Montmartre. Les écharpes tissées à la main volaient au vent, les vélos piquaient la vedette aux klaxons et le soleil éclairait les bâtiments nacrés. Je regardais ce spectacle en me disant « c’est tout le contraire de ma vie de quartier ». Ma zone du 19e arr. se compose de barres d’immeubles, de déchets au sol, de voitures et de leur pollution. Tout y est gris, même quand le soleil est à son zénith. Que l’horizon de ma vie serait terne s’il s’y résumait.
Je vis dans une zone esthétiquement sinistrée
“L’immense majorité de la société vit dans des zones esthétiquement sinistrées où l’on ne peut pas vivre et s’aimer parce qu’on y est esthétiquement aliéné”
Je vous écris cette édition à cheval entre le 104, un centre de danse contemporaine, et le Pavillon des Canaux , une maison aménagée en café.
Ces lieux sont magnifiques. Ils me font du bien car ils me ressourcent. Ce sont deux beaux îlots où je me rends autant pour échapper au moche. Le simple fait de m’y rendre me rappele que 90% de la population mondiale vit dans des enclaves esthétiquement sinistrées qui mènent à vivre et penser comme des porcs2.
“Une large part de la population est aujourd’hui privée de tout expérience esthétique, entièrement soumise qu’elle est au conditionnement esthétique en quoi consiste le marketing, qui est devenu hégémonique pour une immense partie de la population mondiale — tandis que l’autre partie, celle qui expérimente encore, a fait son deuil de la perte de ceux qui ont sombré dans ce conditionnement.”
Par les pubs dans le métro, sur Insta ou par la privatisation de tous les domaines, l’industrie monopolise la production esthétique. Auparavant réservée aux artistes, les entreprises façonnent les canons du beau. Nike, Netflix & le luxe dessinent notre im-monde standardisé et les artistes sont cornerisés dans des musées au profit du marché spéculatif des bourgeois.
L’esthétique industrielle s’impose à nos sensibilités et à nos corps. Nous sommes des panneaux publicitaires embulants avec nos marques en bandoulière. Les espaces communs sont approprités et le marketing capte nos affects.
“Notre époque se caractérise comme prise de contrôle du symbolique par la technologie industrielle, où l’esthétique est devenue à la fois l’arme et le théâtre de la guerre économique. Il en résulte une misère où le conditionnement se substitue à l’expérience”
Ce conditionnement esthétique s’applique à mon quartier : je n’ai pas les mêmes idées selon où je vis et écris. Si je passe trop de temps au BHV ou autre temple de la consommation de masse, mon clavier dégueule. Si je suis dans les montagnes face à la mer noire, mon style reflète mon espoir. Mais ce conditionnement ne s’arrête pas à l’urbanité.
Le conditionnement esthétique par les algorithmes
Notre univers numérique nous conditionne. Ce conditionnement là se caractérise par la captation de nos traces. Partout où nous allons, nous laissons des traces de notre passage — a fortiori sur Internet. Liker un post, se connecter sur twitter ou partager sa rétrospective spotify sont des traces — traces intégrées au Big Data.
Une fois nos traces collectées, des algorithmes les traitent et nous profilent. Nous devenons alors des 1 et des 0 computationnables : tous nos comportements, émotions et désirs sont calculés. La machine en sort un profil type pour nous recommander ce que nous sommes supposés souhaiter sans le savoir. L’algo décide donc de ce que l’on voit ou pas, et façonne ce que Husserl et Stiegler nomment nos rétentions (habitudes) et nos protentions (attentes).
Ce conditionnement esthétique produit par les marques, les dirigeants industriels et politiques économiques résulte en misère symbolique :
“Par misère symbolique, j’entends donc la perte d’individuation qui résulte de la perte de participation à la production des symboles, ceux-ci désignant aussi bien les fruits de la vie intellective (concepts, idées, théorèmes, savoirs) que ceux de la vie sensible (arts, savoir-faire, moeurs).”
Dans son analyse de cette misère symbolique, B. Stiegler met en exergue le danger en cours : la perte d’individuation.
L’individuation correspond au triple processus par lequel je deviens moi-même : 1. Le je se constitue en adoptant l’histoire collective dont il hérite et dans laquelle se reconnaît une pluralité de je — le nous — (processus d’individuation psychique) ; 2. Le je devient lui-même quand il s’inscrit dans le nous (processus d’individuation collective) ; 3. Le je et le nous s’individuent au sein du système technique qui est la condition de rencontre du je et du nous.
Dans cette lecture que notre philosophe du jour emprunte à G. Simondon, l’individuation — soit le processus de devenir un humain fonctionnel et raisonnable3 — constitue l’objectif de la politique. Le rôle de la politique consiste donc à nous permettre, à vous et moi, de jouir d’un espace public dans lequel nous pouvons nous individuer.
La politique ne remplit plus cette mission, et en cela, nous sommes peut-être à la fin de notre ère qui remonte aux Grecs4. Les espaces de délibération sont volontairement détruit les uns après les autres, avec en point d’orgue du quinquénat d’E. Macron la poursuite de la destruction du parlement et des universités. Ces lieux, comme la rue (militarisée), les associations (asséchées financièrement) ou les parcs (accès restreint et encadré), constituent les poumons de notre démocratie. Ils jouent un rôle symbolique car Nous nous y retrouvons pour y produire des décisions (du vrai et du juste), de l’art (du beau) et des liens (de l’amour). Toutes ces dimensions constituent l’esthétique — en tant que l’esthétique est la sensation, et où la question esthétique est donc celle du sentir et de la sensibilité en général.
Je suppose que l’état présent de perte d’individuation généralisée ne peut que conduire à un effondrement symbolique, c’est à dire à un effondrement du désir — autrement dit à la décomposition du social à proprement parler : à la guerre totale.”
Cette guerre totale, produite par le conditionnement marketing qui nous empêche d’expérimenter esthétiquement, est un danger lattent — dont la montée de l’extrême droite est un signal évident, tout comme l’explosion des taux de suicide, de dépression, d’anxiété et du besoin de sens.
Le dégoût de vous, de moi. De moi, surtout.
En Juillet dernier, je me promenais dans l’une des rues commerçantes d’Amsterdam quand j’ai été pris d’un haut le cœur — d’un dégoût — alors que je marchais dans la même rue qu’à Milan, Madrid ou Paris; et que peu importe les villes européennes où j’allais, toutes avait le même goût, les mêmes odeurs et la même allure.
J’assistais à la même scène de shopping entre ami.es et en famille. Leurs pulsions de consommation m’indisposaient — parce que j’avais honte de moi-même, derrière mes lunettes de soleil (canons) achetées sur une pulsion de consommation. J’avais honte de me voir consommer les villes5 à voyager pulsionnellement pour esquiver de m’engager dans ce qui fait que la vie mérite d’être vécu : l’amour, le beau, le juste et le vrai.
Cette honte de consommer les villes m’a touché — bien que je sois resté pas loin d’un petit mois dans chacune (sauf Milan, c’est vraiment trop ennuyeux). Ce dégoût m’a amené à me poser la question de ma sensibilité et de mes affects — et à notifier comme les gens vont mal; comme parfois je vais mal et comme nous* allons mal.
*Nous compris comme la communauté intellective et sensible, ce nous qui permet à chaque je de s’individuer — c’est-à-dire de devenir lui-même, donc de développer sa capacité à sublimer ses pulsions (soit, à acheminer ses pulsions dans des activités et émotions positives comme écrire, peindre et aimer).
J’arrivais au bout du délire Nomade Digital qui ressemblait, sous couvert de curiosité, à une fuite en avant dans un monde malade qui se déchire — en écho à la lucidité de G. Châtelet qui écrivait en 1993 que la seconde vague industrielle ferait place à une « troisième vague postindustrielle, légère, urbaine et nomadiste6 ». Comme un animal qui en aurait eu marre de fuir dans des enclaves dorées face au désenchantement du monde, je ne pouvais plus me débarrasser de ma boule au ventre — de mon dégoût de notre non-époque, de moi-même, et de vous.
De la pulsion de consommation au désir de créer
Assis au bord d’un canal, j’ai trébuché sur une vidéo7 de Bernard Stiegler de 2003 qui parle de la misère symbolique. J’étais heurté. Il mettait des mots sur mes maux, notamment sur ce dégoût ressenti face aux pulsions de consommation des autres et de moi-même; sur cette honte que j’avais d’avoir acheté mes super lunettes de soleil sur un coup de tête, après un pic émotionnel.
La posture de consommateur
Cette posture de consommation m’abîme. Je m’y sens piégé.
Par exemple, en ce moment, j’ai moins d’argent. Je réalise que ça ne change pas tant mon quotidien plutôt sobre, mais ça m’empêche d’assouvir des pulsions de consommation. Prendre un café en attendant le train (alors qu’il est cher et peu ragoutant), acheter sur Vinted (alors que j’ai déjà un dressing 5 étoiles), commander une 5ème fois cette semaine (alors que je peux cuisiner des tagliatelles de courgettes en 15 minutes).
J’achète plus par besoin pulsionnel que par nécessité . Quand je cède à ces sirènes, je me dégoute — et je sais que vous aussi, si vous êtes un minimum sensible*.
* est sensible qui peut percevoir par ses sens ; qui a la capacité de ressentir des émotions et d’éprouver des sentiments (qui s’oppose chez Kant à l’intelligible, soit ce que l’entendement peut comprendre). Est sensible qui sent et ressent le mal-être ambiant, donc qui a la capacité de lutter contre et d’inventer un nouveau bien-être. *
J’essaye donc de me protéger et d’acheminer mes pulsions de consommation ailleurs, en cultivant ma singularité. Par exemple, je possède peu d’objets et je m’efforce que chacun ait une histoire, ou que je puisse nouer une histoire avec comme support de désir : vêtements de seconde main, meubles anciens et livres tellement annotés qu’on ne voit plus le texte.
Qu’est-ce que désirer ?
Me protéger des pulsions de consommation est primordial pour moi car, dans ma relation aux objets, je nourris ma capacité à désirer. Et là, nous parlons du cœur du sujet de la consommation : le désir et son conditionnement.
“Les individus sont privés de leur capacité d’attachement esthétique à des singularités, à des objets singuliers”
Investir ses pulsions sur des objets industriels standardisés et jetables (des marchandises) empêche le désir de se nourrir. Le désir — l’énergie vitale qui nous mue — devient, elle aussi, jetable. Par là naît la haine et la honte de soi8 : dans l’impossibilité à tisser des liens singuliers avec des objets de désir singuliers (des objets autant physiques que humains, eux-même grandement standardisés par la machinisation, les technologies analogiques, puis par le numérique et ses algorithmes).
“La situation de misère symbolique où le conditionnement esthétique fait par essence obstacle à l’expérience esthétique, qu’elle soit artistique ou non. C’est ainsi que le tourisme, devenu industriel, ruine le regard du voyageur devenu consommateur d’un temps délavé.”
Le désir est notre énergie vitale. Elle vient de la transformation de nos pulsions par des activités de sublimation — donc d’élévation, comme le fait d’écrire, de jouer aux échecs ou de marquer des buts. Comme je ne peux pas sauter sur tout ce qui bouge (donc assouvir ma pulsion), j’achemine cette énergie vers des objets, humains ou techniques, et je transforme ainsi ma pulsion en désir. C’est ce circuit qui est menacé, et ce court-circuit est au cœur de notre misère symbolique contemporaine.
Désirer signifie donc attendre, projeter, et différer. En pratique, cela implique d’acheminer ses émotions dans des poursuites constructives et régénératrices, plutôt que régressives et destructrices (de soi, des autres et du monde). En ce sens, l’artiste incarne l’exemple ultime de l’Homme qui produit l’effort sur-humain de sublimer ce qui lui arrive.
Reconstruire du désir en faisant plus de vagues et moins de vogues
« Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes » ~ Gilles Deleuze, citation qui inaugure le livre
Alors que j’aidais ma tante à convaincre les jurassiens de voter pour elle et son programme écolo, j’ai pris conscience de ma responsabilité : j’ai un rôle à jouer dans la lutte contre cette misère esthétique, comme tous les créateurs et toutes les créatrices — donc j’ai un rôle dans la conception d’une nouvelle esthétique qui échappe à l’âge hyperindustriel, donc j’ai un rôle politique. Je suis puissant. Nous sommes puissants.
« Sans le vouloir, bien-sûr, [la contre-réforme libérale9] nous mène au coeur du futur combat politico-philosophique : tout faire pour que l’homme ordinnaire, ce singulier qui n’est jamais produit ni terminé, ne soit plus confondu avec l’Homo éco-communicans des démocraties marchés. […] Cela réclame une philosophie de combat […], de sursauter et de refuser un destin de bétail cognitif en faisant plus de vagues et moins de vogues ». ~ Gilles Châtelet, vivre et penser comme des porcs
Cette réalisation m’aide à cultiver mon désir, qui est lié au sens de la vie — sens de la vie qui n’existe pas (sauf si vous êtes religieux.se), et que nous avons donc à inventer10 (ce qui correspond à dépasser le nihilisme où nous sommes coincé dans notre non-époque contemporaine).
« Le nihilisme n'est pas seulement désespoir et négation, mais surtout volonté de désespérer et de nier » ~ Albert Camus, dans L’homme Révolté
Comme le dit B2O dans Temps Mort : « Putain d’époque mon pote ici faut des putains d’dorsaux ». Donc on fait le dos rond, on s’équipe en concepts et on s’arme pour mener la guerre esthétique, politique et économique. Car nous, en tant que créateurs et créatrices, pouvons jouer un rôle pour sortir du mal-être esthétique ambiant.
Ce sentiment de mal-être esthétique, vous le connaissez toutes et tous. C’est une suite de bar d’immeubles, une odeur insoutenable dans le métro et la télé du salon qui tourne dans le vide parce que ça fait un fond. C’est le regard que l’on détourne face à l’indigence des SDF, au ridicule des errants ivres et aux chaussettes blanches dans des derbys noires.
Ce n’est pas qu’une question de goût — le goût est social, il dépend de nos us et coutumes qui sont une question de conditionnement.
Notre conditionnement social et esthétiques nous mène à vivre certains types d’expériences esthétiques.
Expérience esthétique :“processus de construction de la sympathie qui caractérise l’esthétique humaine, une créativité qui transforme le monde en vue de bâtir une nouvelle sensibilité commune, formant le ‘nous interrogatif’ d’une communauté esthétique à venir”.
NDLR : l’homme n’étant jamais terminé, nous ne consistons que dans la mesure où nous avons un passé et un avenir — sinon, nous subsistons, ou, au mieux, nous existons.
L’usage de vos outils technologiques en est un autre : le scroll est une expérience esthétique. Lorsque vous n’arrivez pas à dormir, que vous vous saisissez de votre smartphone et que vous scrollez, vous menez une expérience esthétique. Vous engagez bien plus votre sensibilité que votre raison ou votre entendement.
Ce conditionnement découle du marketing qui part à l’attaque de notre sphère intime. Notre sensibilité est abîmée de se confronter à plus de 15 000 signes commerciaux par jour11. Notre œil étant la courroie de transmission majeure de la sensibilité (à l’inverse du chien qui renifle, nous humains regardons), la place de l’image est centrale dans notre bien-être. Et cette image, les pontes du marketing en ont pris le contrôle pour nous conditionner, à dessein.
Nous vivons dans une fourmilière
“Vous avez 87% de compatibilité avec ce lieu, allez-y”. Sueurs froides quand cette notif de Google me fait sortir le téléphone de ma poche, alors que je marche dans la ville. Que signifie cette intrusion de Google dans ma tête ?
Rien de moins que la mise en canette de ma singularité. L’algorithme de Google a calculé mes goûts — c’est-à-dire réduit mes traces numériques (mes data) à des 1 & 0 — pour générer un user profil et anticiper mes désirs, donc me proposer des activités qui devraient me plaire.
Cette intrusion dans ma vie privée, dans ma tête, dans ce que j’ai de plus précieux — ma libido, soit mon énergie vitale — m’a provoqué un autre haut le cœur. Je me rappelle frôler de balancer mon téléphone dans le canal de l’Ourcq.
Non, Google, tu n’es pas invité à déterminer ce que je pense, ressens et fais. Mais tu t’en moques. Tu t'immisces, aussi asymptomatique que tu sembles être, pour me réduire à un objet industriel calculable, standardisé et prédictible. Tu me réduis à un programme informatique qui consomme comme il respire.
Google, tu me transformes en humain réactif . Autrement dit, tu me conditionnes à un rôle pulsionnel programmé par des stimulis extérieurs, à l’instar des souris conditionnées à appuyer sur un bouton pour recevoir de la nourriture. Ce devenir pulsionnel de nous, humains, touche tout le monde — de Macron au SDF dont nous détournons les yeux. Il vous touche vous. Il me touche. Dans notre non-époque contemporaine, nous risquons toutes et tous de devenir entièrement réactifs.
"J'estime que ma journée est réussie quand je me suis concentré 4 heures sur la même chose" ~ François Bégeaudau
Pour vous en convaincre, observez les digues que vous érigez entre votre téléphone et vous : désinstaller instagram, désactiver les notifs, laisser le téléphone hors de la chambre pour dormir (je suis obligé, sinon je mate youtube jusqu’à 2h du mat’ contre ma volonté !). Ainsi, j’obéis à mon téléphone et je forme des habitudes (des rétentions) destructrices pour ma psychée. Pire, je me désaffecte. J’émousse ma sensibilité et ma capacité à me diriger. Je détruis ma souveraineté intérieure et perds confiance en moi.
Les conséquences sont faramineuses car nous nous transformons en fourmis. Notre société a glissé vers la fourmilière qui s’organise avec :
Une division extrême du travail (contre lequel nous luttons, en tant que créateurs.trices, en voulant tout faire);
La soumission au temps du travail (auquel nous échappons par le télétravail asynchrone),
Au temps des transports (métros bondés)
Au temps des médias (surconsommation, surexposition, sensationnalisme)
Au temps de la consommation (coucou Noël)
L’anthropologue Leroi-Gourhan anticipait ce devenir fourmilière de la société en 1955 :
“Le système synchrone qu’anticipait Leroi-Gourhan pourrait s’accomplir : il présenterait l’avantage de permettre la spécialisation individuelle, comme dans une fourmilière — la division organique du travail, comme on trouve, chez ces insectes sociaux que sont les fourmis, des soldats, des fourragères, des nurses etc.
Dans cette société-fourmilière, nous n’avons plus d’autre rôle que celui prescrit par la structure sociale — situation à laquelle nous faisons face aujourd’hui :
“Une fourmilière est composée de classes d'individus spécifiés par des comportements de ‘réalisation de tâches’ : reproduction, soin aux larves, recherche de nourriture, classe d’inactifs… La proportion d’individus par classe est stable. Si l’on pratique une sociotomie — si l’on enlève de la fourmilière une partie des individus d’une classe — on voit se recomposer un équilibre où par exemple certains des individus chausseur deviennent des soigneurs. […]
Tout se passe comme si ces agents ‘cognitifs’ que nous sommes encore tendaient à devenir des agents ‘réactifs’, c’est à dire purement adaptatifs — et non plus inventifs, singuliers, capables d’adopter des comportements exceptionnels et en ce sens imprévisibles ou 'improbables', c’est à dire radicalement diachroniques, bref : actif”
Nous vivons dans une société synchrone qui liquide le social. L’enjeu pour vous et moi devient alors de sortir de ce devenir réactif et d’avoir la possibilité de s’individuer — soit, de devenir soi et de développer sa singularité.
La débandade générale ou l’esthétique du cauchemar
« Privés de singularités, les individus cherchent à se singulariser par les artefacts que leur propose le marché qui exploite cette misère propre à la consommation et, narcissisant à outrance et en vain, ils font l’expérience de leur échec, où, finalement, ils perdent leur image : ils ne s’aiment plus et se révèlent de moins en moins capables d’aimer. C’est la débandade, cependant que prospèrent viagra et sites pornographiques.
Cette débandade est possible car nous vivons à l’époque des objets temporels industriels numériques. Il s’agit d’objets industriels qui coincident avec le temps de nos consciences, comme une chanson ou une vidéo youtube.
“Un objet temporel est constitué par le temps de son écoulement — comme par exemple une mélodie de musique. [...] Un objet est temporel, au sens husserlien, dans la mesure où il est constitué par l'écoulement pendant lequel il passe, à la différence d'un objet comme un morceau de craie.”
Un objet temporel, à la différence des horloges de Dali ou du micro (ndlr : objets qui restent les mêmes quand le temps s’écoule), est constitué par le fait que, comme nos consciences, il s'écoule et disparaît à mesure qu'il apparaît.
Notre conscience n’est qu’un flux. Une chanson n’existe donc que dans l’immédiat de notre conscience comprise comme un flux. Lorsque nous écoutons une chanson, que notre attention est dirigée vers cette écoute, nous nous synchronisons au temps de la musique. Pareil quand on regarde Family Business (c’est pas dingue mais bordel coeur sur toi Jonathan Cohen). Pareil quand nous scrollons Instagram. Nos consciences deviennent alors une seule et même conscience.
“Ces consciences finissent par devenir celles de la même personne — c’est à dire personne”
Conséquence ? Ce que nous retenons — ce que Husserl et Stiegler nomment Rétentions — n’est plus plus propre à chaque individu, mais commun à tous. Par là, les singularités se gomment au profit de particularités. Nous devenons des êtres similaires et interchangeables qu’une toute petite particularité peut différencier (si vous avez vécu à Bordeaux, vous savez que les mecs du centre ville sont particuliers : vous les différenciez à la couleur du bonnet, pas au type de couvre-chef).
“Les techniques audiovisuelles du marketing conduisent d’autre part à ce que, progressivement, mon passé vécu, à travers toutes ces images et ces sons que je vois et que j’entends, tend à devenir le même que celui de mes voisins [...], il perd sa singularité, c’est-à-dire que je me perds comme singularité”
La perte d’esthétique et de possibilité de se projeter comme un Nous nous fait débander.
“Lorsque la conscience fait l’objet d’une exploitation industrielle systématique, qui consiste exclusivement dans un processus de synchronisation, l’amour de soi est détruit. Souffrant d’elle-même, la conscience ne peut plus se supporter : elle est dans l’insupportable ; et ne pouvant pas se supporter, ne pouvant pas ex-ister, ne pouvant plus se projeter dans un monde qui lui est devenu immonde, elle ne peut plus supporter les autres, et, dans les expressions de cette crise, elles les anéantit.
Les autres sont ici les figures du nous qu’il s’agit de détruire dans la mesure où ce nous, qui ne s’individue plus, est lui-même ce qui nous détruit.”
“Le travail comme la consommation sont de la libido captée et canalisée. Le travail en général est sublimation et principe de réalité -- y compris bien sûr le travail artistique. Mais le travail prolétarien (ndlr : prolétarisé signifie dépossédé de ses savoirs, pas ‘pauvre’) ou plus généralement industriel n’a rien d’artistique ni même d’artisanal : c’est tout le contraire. Et le consommateur dont la libido est captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer : il débande.”
Cette esthétique du cauchemar, c’est moi et mes lunettes de soleil. Ce sont les files d’attente à Zara et les influenceurs instagram aux photos standarisées. Lutter contre cet état de fait déplorable est esquintant. Nombre de mes ami.es ne veulent pas le faire et préfèrent trouver leur intérêt dans ce monde malade. Je les comprends. Je l’ai fait aussi en espérant que ça fonctionne (mon entrée en école de commerce étant le symbole de ma tentative de me conformer). Mais moi, ça me déprime et me transforme en paillasson triste.
Se battre et s’aligner au maximum avec ses convictions est exigeant, parfois douloureux et souvent dépitant. Mais c’est ce qui, je crois, fait que la vie mérite d’être vécue — et surtout, ça amène de bien meilleurs problèmes, car à être intègre, on préserve son narcissisme primordial : la capacité à s’aimer.
Par pitié, aimez-vous vous même (et après, par chance, les uns les autres)
Ce terme désigne la part d’amour de soi qui peut devenir parfois pathologique, mais sans laquelle aucune capacité d’amour, quelle qu’elle soit, ne serait possible. Pour que le narcissisme du je puisse fonctionner il doit se projeter dans le narcissisme d’un nous.
Il y a faillite du narcissisme dans les sociétés de consommation lorsque les industries tendent à synchroniser les je au point de nier leur différence. Le sujet consommateur est réduit au on impersonnel, à un « temps de cerveau disponible12 » isolé de ses désirs, de ses affects et de ses rêves.
Dès lors que je n’ai plus de singularité, je ne m’aime plus : on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité, et c’est pourquoi “la communauté consiste originairement dans l’intimité du lien de soi à soi”. Quant à l’art, il est l’expérience et le soutien de cette singularité sensible comme invitation à l’activité symbolique, à la production et à la rencontre des traces dans le temps collectif.”
Le rôle de l’artiste, et par extension du créateur, consiste alors, par la sublimation de ses expériences, à produire des traces qui contribuent à façonner des rétentions et protentions collectives. Autrement dit, à produire des supports de liens — autant pour que les individus se lient à eux-même qu’aux autres. C’est ce que j’essaye de faire ici.
Sauf que ce narcissisme primordial, ce fond d’amour propre absolument nécessaire pour mener une vie saine, est terriblement menacé par la captation automatique de nos rétentions (habitudes) et protentions (attentes). L’industrie, qui est une machine à fabriquer des objets standardisés, a volontairement refonctionnalisé la dimension esthétique de l’individu pour lui faire adopter des comportements de consommation.
“Les individus sont privés de leur capacité d’attachement esthétique à des singularités, à des objets singuliers. […] Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s’est mise en place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique de l’individu pour en faire un consommateur. […]
Or, le rapport aux objets industriels, qui par ailleurs se standardisent, est désormais profilé et catégorisé en particularismes qui constituent pour le marketing des segments de marché tout en transformant le singulier en particulier — formant le lit des communautarismes en tous genres. Car la particularisation du singulier est son annulation, sa liquidation à proprement parler dans le flux des marchandises-fétiche.”
Dans ce contexte, difficile de ne pas vivre et penser comme des porcs.
Lutter pour le Nous au coeur des sociétés de contrôle
“Le mal-être qui affecte l’époque présente est caractérisé par ce fait que je peux de moins en moins, de plus en plus difficilement, voire je ne peux plus du tout me projeter dans un nous — ni plus ni moins que les autres je en général.
Le nous est gravement malade : la soumission des dispositifs rétentionnels, sans lesquels il n’y a pas d’individuation psychique et collective, à une critériologie totalement immanente au marché, à ses impératifs devenus hégémoniques, rend pratiquement impossible le processus de projection par lequel un nous se constitue en s’individuant.”
La captation de nos traces, de nos espoirs et de nos rêves par le marketing qui attaque nos consciences détruit notre possibilité d’être une société saine. Nous ne pouvons plus être un nous, et on accepte de vivre dans un im-monde : quand je suis en Islande ou en Géorgie, je suis dans un monde. Les couleurs, les odeurs et les sons sont singuliers. Le monde, c’est le sentiment d’exister dans quelque chose de consistant auquel on se sent appartenir. Je ne me sens pas appartenir à ce monde standardisé et moche.
Le beau mérite que l’on se batte pour lui. Les grandes marques nous mènent cette guerre esthétique, industrielle et financière à l’aide du marketing stratégique à l’échelle globale. Ce conditionnement nous oppose, nous assujettit et nous divise. Les processus issus du marketing de prises de contrôle de notre attention, de nos capacités intellectuelles et de notre esprit critique désagrège le Nous sans lequel nous ne pouvons vivre.
Encore une fois, notre individuation est psychique (personnelle) ET sociale (collective). Nous avons donc besoin des autres pour devenir nous-même. Sauf que la courcircuitation du Nous entraîne une désaffection tragique des individus qui ne se battent pas pour le beau, et acceptent par là même de vivre dans nos sociétés de contrôle hyperindustrielles contemporaines :
“Car la guerre qui nous fait aujourd’hui abandonner toute vergogne est économique, et cette économie est une aliénation du désir et de l’affect, où l’arsenal mobilisé est commandé par le marketing.[...] lLéconomie est devenue une guerre sans règles, où civils et guerriers ne se distinguent pas [...] en sorte que cette guerre est devenue essentiellement esthétique [...]
Cette guerre esthétique, qui est aussi et d’abord une guerre du temps, c’est le coeur de ce que Deleuze avait nommé les sociétés de contrôle conçues ici et d’abord comme contrôle des affects (c’est-à-dire du temps, de l’autoaffection).”
B. Stiegler invite donc le monde artistique — auquel nous appartenons en tant que créateurs et créatrices — à reprendre une compréhension politique de son rôle.
Si cette lecture m’a appris une chose, au-delà de mettre des mots sur mes maux, c’est que vous et moi avons un rôle central à jouer. Au quotidien, là où nous sommes et sans besoin de faire du bruit, nous pouvons lutter en proposant des idées originales, des oeuvres singulières et des espaces d’individuation au sein de communautés de savoir. En cela, je vous remercie de créer et de participer dans ces communautés. Par ce dévouement, vous contribuez à améliorer la situation et à inventer un nouveau Monde non immonde dans lequel nous désirons vivre.
Merci 💖
💬 Communauté
Si cette édition vous a plus, vous pouvez ajouter un 💗 en bas de cet email ~ ça m’aide et ça m’encourage :)
Et avant que vous ne repartiez à vos créations, voici quelques gemmes qui valent le coup :
La collection Grands Mythes d’Arte : Odyssée, l’Illiade et toute la mythologie narrée de manière sublime.
Le conseil d’Alain Damasio pour mieux écrire ? Travailler sa syntaxe. Ennuyeux mais je fais confiance au boug.
Le spectacle d’Edouard Baer, au théâtre Antoine — drôle et touchant (j’ai particulièrement aimé ses interprétations de textes de Charles Bukowski et de Boris Vian). C’est une situation ça, créateur ?
Comment le narrateur de Rick et Morty structure ses histoires (j’ai essayé de m’en inspirer pour cette édition)
Et ce superbe article du non moins superbe média Les Others : « Outdoor burnout », ou comment les réseaux sociaux perpétuent les clichés de la photographie outdoor » ~ Une réflexion puissante sur la nature, l’art et les réseaux sociaux
Ctrl + F à Economie contributive pour se faire une idée
Vivre et penser comme des porcs (Ed. Exils, 1998) ~ Gilles Châtelet, mathématicien, philosophe et professeur
“Le devoir de la raison et de tout être raisonnable – et tout être non inhumain est raisonnable, c’est-à-dire : affecté et peiné par l’injustice, le mensonge et la laideur – est de toujours lutter pour la dignité du non inhumain que nous tentons d’être, quoi qu’il arrive.” ~ Bernard Stiegler, dans La Société Automatique Tome 1.
Notre ère politique se caractérisant par ce rôle de la politique d’offrir aux membres de la polis un espace où cultiver des savoirs, s’aimer et s’élever psychiquement, collectivement et techniquement.
J’avais l’impression d’être piégé dans la ville ultralibérale qu’imagine Alain Damasio dans Les Furtifs — dont la micro-série audio Fragments hackés d’un futur qui résiste donne une idée (c’est MA-GNI-FIQUE).
Ibid, P16 et après.
A quoi sert l’art ? (35 minutes)
Lire Si c’est un homme de Primo Levi, qui décrit la vie dans les camps et soulève cette question de la honte d’être un homme.
Contre réforme libérale : ensemble des réformes menées depuis Reagan, Thatcher et Mitterrand. Lisez cet article du Monde Diplo pour comprendre ce que veulent et obtiennent les libéraux (les bourgeois) — et pourquoi il faut les combattre : Prenez garde à la jeune garde du libéralisme
Plus sur la nécessité d’inventer le sens de sa vie dans ce super épisode du podcast “Une philosophie pratique” de Charles Pépin ~ L’être a-t-il une raison d’être ?
Patrick Le Lay, président de TF1, quand on lui demande quel est le modèle économique de sa chaîne ~ et que ce charmant personnage répond : "“vendre du temps de cerveau disponible à coca”