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Simon | Odyssée#22 ~ Je suis inemployable (et vous ?)
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Simon | Odyssée#22 ~ Je suis inemployable (et vous ?)

La maison de Carl Jung ~ Le studio de Hans Zimmer ~ Les rendements décroissants ~ l'intermittence ~ pourquoi suis-je freelance ? ~ les 5 formes d'aliénation ~ Audit marketing offert

Ici Simon Dautheville, bienvenue sur Odyssée. Vous y trouverez des idées et ressources sur la vie créative et le travail du futur, ainsi que des entretiens, des podcasts et des essais. Vous pouvez aussi découvrir la CashLetter, la newsletter pour que créatrices et créateurs gagnent autant qu’ils le méritent.

Pour écouter l’audio depuis votre plateforme favorite, cliquez-ici.

Salut l’équipe 🍋

Carl Jung se barrait de Vienne 6 mois par an pour se reclure en Suisse. Si je me suis longtemps dit “j’aime trop ma vie sociale pour faire ça”, aujourd’hui je le comprends. Je comprends pourquoi ce grand psychanalyste avait tant besoin de calme et de solitude.

Carl Jung partageait sa vie entre ses obligations mondaines et sa vie intellectuelle. Il donnait ses cours et participait aux salons de la grande Vienne, puis il se carapatait dans sa tour de Bölingen.

À la découverte de Bollingen, la tour alchimique de Jung | Revue Acropolis

Je trouve remarquable qu’un intellectuel comme lui ait construit lui-même sa demeure. Il s’est inspiré des lieux de méditation indiens pour façonner son cocon. Jung voulait un lieu dédié à sa concentration. Un espace où il pourrait produire le meilleur travail créatif dont il était capable. Ce qui a super bien fonctionné pour lui, vu qu’il a révolutionné son domaine.

Cette démarche m’inspire. Que ce soit JK Rowling qui se construit la hutte de Hagrid…

Michael Pollan (journaliste et activiste climatique) qui écrit au sein même de la nature…

Ou Hans Zimmer qui se plonge dans ses ambiances dès son studio…

Hans Zimmer Studio Images

… ces lieux d’ouvrage incarnent leur travail créatif.

Si vous me lisez depuis un an, vous savez que j’apprécie partir en résidence. Vous savez que je valorise ces moment de dévouement à la création hors vie mondaine. Ces moments où s’efface la frontière entre environnement et création.

Je suis donc parti au bord de la mer en Catalogne, à Llanca. Dans ce havre de paix, j’ai débranché du quotidien parisien.

“Dans la vingtaine, les gens viennent à Paris. Dans la trentaine, ils en partent” ~ mon pote Robin, qui me fait m’interroger : à pondérer une vie à la Carl Jung, aurais-je déjà 30 ans sans le savoir ??

Bosser (beaucoup) moins pour oeuvrer plus

A ralentir, j’ai capté que ma vie parisienne m’épuise. Je travaille trop, je suis sur-stimulé et finalement, je m’épuise. Sur cette terrasse ensoleillée et silencieuse, j’ai réfléchi à comment je vis et travaille.

Dans un éclair de lucidité, j’ai repensé aux rendements décroissants — que Mark Manson explique bien dans son article How to be insanely productive by working less :

« Lorsqu'il s'agit de travail créatif, non seulement il y a un rendement décroissant, mais à un certain point, écrire plus produit un rendement négatif. Parce qu'un mauvais texte n'est pas seulement mauvais — un mauvais texte crée plus de travail pour vous, parce qu'il nécessite beaucoup plus de temps d’édition. »

Mark Manson explique que :

  1. Ses 1-2 premières heures d’écriture sont bonnes, donc nécessitent peu d’édition et correspondent au message de son livre;

  2. Ses 3-4 sont moyennes. Dans les mauvais jours tout est à jeter, et dans les meilleurs, rien n’est aussi bon que dans les 1-2 H;

  3. Tout ce qui était écrit après produisait des retours négatifs.

« Ce n'est qu'après avoir écrit pendant plus d'un an que j'ai trouvé le courage d'essayer de limiter mon écriture à deux heures par jour. J'étais encore tellement coincé dans l’idée que les rendements sont linéaires que j'avais peur de découvrir que plus de 50 % du "travail" de l'année précédente avait non seulement été inutile, mais m'avait en fait rendu moins productif.

Mais j'ai essayé. Et mon Dieu, le livre est sorti de mes doigts comme si j'avais des pouvoirs de Jedi. J'ai rédigé une nouvelle version du livre en deux mois seulement.

Notre cerveau pense instinctivement de manière linéaire : plus je cours, plus je progresse ; plus j’écris, plus je publie ; plus je gagne d’argent, plus je suis libre. Et plus je travaille, plus je produis.

Sauf que c’est faux. Le monde n’est pas linéaire mais exponentiel. Plus je crée ≠ plus je produis.

Le seul travail qui est linéaire est vraiment basique, répétitif. Comme transporter des bottes de foin. Ou emballer des boîtes. Ou saisir des données vraiment désagréables sur des feuilles de calcul gigantesques. Ou faire fonctionner la friteuse chez McDonald's.

Quatre heures sont deux fois plus productives que deux heures qui sont deux fois plus productives qu'une, et ainsi de suite.

Malheureusement, le "travail comme fonction linéaire" est l'origine de toute la religion du "Bro, you've just gotta hustle" dans le monde des startups. Puisque, dans leur esprit, 16 heures de travail sont deux fois plus productives que huit, la conclusion logique est que vous n'êtes tous qu'une bande de sacs à merde paresseux, et que vous devriez mettre du beurre dans votre café à 4 heures du matin et coder jusqu'à ce que vos yeux saignent. Hustle, hustle, hustle.

Du coup, à partir d’un seuil, rien ne sert de continuer. Je crois que je le fais car j’ai intégré cette idée du hustle. Quelque part, je crois que bosser plus me sera bénéfique. C’est irrationnel, mais c’est ancré. A l’inverse, la réalité des rendements décroissants ouvre une autre porte pour oeuvrer.

Je réalise que c’est la même chose pour moi. Les premières heures de travail quotidien sont bonnes. Après, ça devient délicat. Mais je n’arrive pas à me limiter — quand bien même c’était une de mes critiques pratiques de ma vie d’employé [au-delà de la critique politique et économique qui arrive plus bas].

Je ne suis pas sorti du salariat pour bosser plus. Je ne suis pas indépendant pour conserver les mêmes horaires. Je ne lance pas une activité pour être dirigé par mon emploi du temps.

Pourtant, je me butte à la tâche avant de devoir me reposer 3 jours de suite car je n’ai plus d’essence.

Je suis dans ce cycle. J’ai beau être convaincu qu’il faille mieux supprimer les stresseurs plutôt que de les masser, mon mode de vie en freelance me procure quantité de tensions (avant tout en raison de mes insécurités financières liées au remboursement de mon prêt — si vous voulez être libre, ne faites jamais d’emprunt). Je me dis que je dois plus bosser, sinon je vais crever de faim. C’est cru, mais à peine caricatural… Car c’est une réalité.

Pour retrouver ma santé, je commence à m’organiser à partir de cette réalité physique des rendements décroissants. Pour ça, je scinde.

  1. Il y a les tâches où plus je produis, plus je produis — qui, pour le travail créatif, correspondent notamment au travail superficiel : rédiger des posts, commenter d’autres posts, répondre à ses messages et emails, faire ma veille, et me former [même ici il y a un rendement décroissant, mais moins rapide qu’avec la création].

  2. Puis il y a les tâches où moins je crée, plus je crée — qui correspondent au travail profond : écrire, réfléchir, lire, suivre des cours et séminaires. Je (me) vous renvoie à l’importance de l’intermittence dans nos vies :

« D’expérience, nous savons qu’il y a des jours meilleurs que d’autres et qu’on organise plus de pique niques en juillet qu’en janvier. La nature et tous ses êtres sont intermittents — à l’inverse des machines.

Pourtant, notre organisation repose sur l’idée que tous les jours sont les mêmes. Prenons l’organisation du travail — de l’emploi, plutôt : 35h, minimum 5 jours par semaine toute la journée, avec quelques rares vacances en Espagne, et une « génération burnout » qui pète les plombs.

En tant que créateurs.trices, nous savons bien que nous sommes intermittents : l’énergie créative n’est pas linéaire. Certains jours ça vient tout seul, d’autres sont plus professionnels : il faut se déter et discipliner notre curiosité maladive (entendre, notre tendance à s’éparpiller, défaut inverse de la curiosité). »

En fait, à ne pas m’aligner sur mon rythme intermittent par nature, je m’aliène. C’est l’une de réflexions qui m’est venue à regarder l’épisode 1 du GENIAL docu d’Arte Travail, Salaire, Profit.

Pourquoi suis-je freelance ?

“Si tu dois être payé pour travailler, c’est que tu as déjà un peu perdu”

~ Camille, une urbaniste rencontrée par hasard au Pavillon des Canaux.

Ce docu en 6 épisodes retrace l’évolution de l’emploi et de nos sociétés occidentales. Il est absolument fascinant. Je m’appuie dessus pour l’un des essais que je rédige. Mais parce que je me suis promis que cette newsletter était de la curation d’idées, allons à l’essentiel :

Ce que je n’explique pas dans ce post, c’est que ces 5 points correspondent aux 5 aliénations de l’emploi capitaliste.

Courte histoire de notre aliénation

Pour moi, le salariat est le symbole de l’aliénation.

Comme l’expliquait Marx, l’emploi n’est pas désiré pour lui-même car il n’est qu’un moyen de survivre. Vous et moi vendons notre corps, notre temps et notre énergie car nous avons besoin d’argent.

Si vous n’êtes pas rentier, ça signifie au XXIème siècle que vous avez besoin d’un salaire — que vous soyez freelance ou employé (en freelance, seules les modalités de ce salaire changent, pas la nécessité d’en avoir un).

Comme l’explique Christophe Darmengeat, anthropologue à Paris Diderot :

« Le salarié, il est libre. Mais du fait qu’il ne possède pas les moyens de production, il est surtout libre de crever de faim s’il ne travaille pas pour un capitaliste.

Après on va dire qu’il est libre de choisir lequel, mais il n’est pas libre de ne pas crever de faim. Et donc à partir de là, il y a une subordination bien plus insidieuse et profonde qui se fait d’une manière anonyme par les lois du marché, par les lois du la concurrence et qui dit que, si vous êtes dépourvu de capital, si vous êtes un simple travailleur, vous devez trouver un capitaliste qui veut bien de vous et qui va bien vouloir avoir la gentillesse d’exploiter votre travail. Et si vous n’en trouvez pas, malheur à vous »

Les 5 aliénations dont vous et moi souffrons

Pour moi, aucune contrepartie matérielle* ne compense l’aliénation. Je préfère donc mon insécurité financière à mon aliénation totale.

*Petit point d’histoire :

La consommation a été conçue comme une compensation, pas comme une fin désirée en soi — ça, c’est venue avec

1) La pub comme moyen de persuader le consommateur pour écouler la sur-production chronique du capitalisme;

2) L’idée que c’est l’Etat qui gère l’intérêt commun, donc que l’individu doit se concentrer sur son seul intérêt privé (ce que dit la pub);

3) L’idée que les produits et services vendus sont meilleurs que ceux que je suis de faire et prodiguer (ce que dit la pub).

De manière pratique, je ne supporte pas d’être employé. Je ne supporte pas le lien de subordination. Vraiment pas. Impossible d’aspirer à la liberté et d’accepter pareille ignominie. Je suis inemployable.

Oeuvrer en tant que freelance signifie, pour moi, casser ce lien de subordination direct. Mais je ne peux pas me mentir : je reste aliéné, car j’ai un besoin impérieux de me vendre pour survivre.

Donc je sais d’entrée que la vie de freelance ne répond pas à mes aspirations politiques. Ca reste un progrès en termes d’alignement personnel. Mais je sens que je vais devoir ruser pour durer comme entrepreneur.

Car en tant qu’entrepreneur, à la différence de m’employer, je m’intègre directement au marché. Je ne suis plus au service de quelqu’un. Je suis direct au service du marché — et certains matins, l’aliénation me semble encore plus insupportable sur certains aspects.

Qu’est-ce que l’aliénation ?

Partons de Marx (qui n’a jamais cessé d’être d’actualité pour comprendre le monde — contrairement à ce que les journalistes de cour proclament depuis un siècle).

L’aliénation consiste en la privation de libertés et de droits humains essentiels éprouvée par une personne ou un groupe social sous la pression d’une classe de dominants.

En un mot, c’est l’asservissement. L’aliénation recouvre l’ensemble des situations dans lesquelles je me retrouve asservi.

Pour Marx, l'aliénation fondamentale réside dans l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est ce que nous explique Christophe Darmengeat quand il nous dit que le travailleur n’est libre que de choisir son capitaliste. Cette aliénation repose sur le lien de subordination qui existe entre le patron et l’employé.

Le lien de subordination, encadré par le contrat de travail, est la manière dont cet asservissement est devenu légal (mais pas éthique).

En plus de la subordination, la division du travail et l'appropriation des moyens de production par les capitalistes provoquent l’exploitation de l’homme par l’homme. L’homme est ainsi dépossédé du fruit de son travail car sa production doit être vendue sur un marché. C’est là que le capitaliste vole la plus-value réalisée par le travailleur.

Si vous êtes employé.e en ce moment, rappelez-vous toujours que vous ne touchez qu’une fraction de la valeur économique que vous produisez pour l’entreprise (et que ce vol n’est pas légitime, bien qu’il soit légal). L’entreprise n’existe pas grâce au CEO ou aux fonds d’investissement, mais grâce à ses employés. Même les startupeurs le savent dans leur chair quand ils expliquent que “le facteur X, c’est l’équipe. C’est le niveau des employés.”

Marx distingue 5 formes d’aliénation, toutes d’actualité pour vous et moi :

1. L’aliénation du fruit de son travail, de ce qu’on produit

C’est ce qui se passe quand je ne touche pas le produit fini, quand je ne peux pas me l’offrir, quand je ne le comprends pas (comme c’est le cas de quasiment tous les managers), ou quand je n’adhère pas au produit fini — ce qui m’est arrivée dans mon job précédent. En tant que freelance, c’est aussi mon cas : je ne touche pas le produit final, voire je n’y adhère pas.

Cette aliénation touche l’immense majorité de celles et ceux que j’ai fréquenté en école de commerce qui finissent dans des entreprises polluantes, prédatrices, qui font de l’évasion fiscale et/ou qui escroquent.

Mais c’est aussi le cas de nombre de professeurs, de médecins, d’infirmiers et autres métiers vitaux : ils sont aliénés des fruits de leur travail car ils ne peuvent pas servir les gens qui y ont droit (car les conditions de travail ne le permettent plus).

En tant que freelance, je suis bien entendu aliéné des fruits de mon travail.

Je n’en dispose pas, vu que je les vends à mon client. En revanche, dans certains cas, je peux me satisfaire de ce qu’ils apportent à mon client. C’est aussi pour cette raison que je suis dorénavant coach marketing : je vois mes clients progresser. C’est une manière de laisser une trace. Mon travail a une influence dans le temps.

A l’inverse, en tant que créateur, je jouis à plein des fruits de mon travail.

Mes écrits et podcasts m’appartiennent. C’est beaucoup pour cette raison que je trouve une immense satisfaction dans l’acte de création. Vous voyez ici en quoi l’acte créatif est en soi un geste politique, et en quoi il est étrange que tout travail ne réponde pas à cette exigence (alors que c’est possible).

2. L’aliénation de l’acte de production par la division du travail

Nous sommes tous touchés. Il s’agit de la division du travail en micro-tâches répétitives et épuisantes qui empêchent de s’accomplir. Dès lors, je bosse uniquement pour toucher un salaire et survivre. Et personne ne désire ce genre de tâches — même le plus ambitieux corporate pète les plombs à remplir des tableaux excel sans qu’il n’aggise ni sur l’origine ni sur la finalité de ces chiffres.

Cette organisation “scientifique” de la production vient de l’industrie (merci Taylor et Ford). Avec l’accès aux postes politiques par les capitalistes, cette organisation s’est répandue à tous les domaines, des administrations aux startups. On découpe les tâches, les missions et les objectifs en micro unités. C’est ainsi qu’on peut se retrouver à faire du Google Ads pendant des semaines, ou passer ses journées à remplir des formulaires en tant que fonctionnaire.

D’ailleurs, quand des employés sont satisfaits, vous remarquerez qu’ils mettent souvent en avant “la diversité des missions”. En réalité, c’est impossible de ne pas s’aliéner quand on n’agit pas sur l’ensemble ou une grande partie de la chaîne de production.

Si j’aime tant créer et m’investir dans mes projets, c’est parce que le travail n’est pas morcelé. A l’inverse de cette organisation funeste, les créateurs agissent sur l’ensemble du processus de production. Cette possibilité est au coeur de notre sentiment d’accomplissement.

C’est ce que j’écrivais dans Welcome To The Jungle à propos du travail du futur que les créateurs incarnent en partie :

« Nous aimons être tout à la fois : vidéaste, monteur, auteur, preneur de son, cadreur, diffuseur… C’est au sein de cette érudition de la création que se joue notre bien-être au travail. »

3. L’aliénation de soi

Pour Marx, l’humain est habité par le désir de s’engager dans des activités qui l’élèvent et qui le connectent aux autres. Pour s’engager, il doit être capable de concevoir le but de ses actions. De visualiser leur finalité. Et de sentir qu’il peut le faire. Il doit donc pouvoir imaginer les causes et les fins de ses actions.

Pour être humain et pas boulon, je dois pouvoir décider de comment j’assouvis mes désirs. Je dois être maître de mes exigences, donc m’auto-gérer. Je ne peux pas m’élever quand ce que je fais est dicté par les exigences d’un autre. La suite logique de Marx est simple et basique : je ne peux sortir de cette aliénation qu’à la condition d’oeuvrer pour moi (pas pour le marché).

C’est pour ça que les “loisirs” sont autant mis en avant : sans eux, l’humain pètent les plombs. Littéralement. Sauf que même la sphère des loisirs se marchandisent.

Le negotium attaque l’otium, ce qu’incarne la dénomination “créateur de contenu” — qui cache le vrai sens de l’activité : être un marketeur de contenu pour acquérir des clients. Ici, je ne me considère pas comme créateur de contenu, mais comme auteur ; sur linkedin, je suis créateur de contenu pour mon activité professionnelle, ou marchande si vous préférez. Ne confondons pas les deux.

En tant que créateur, je poursuis mes propres fins — à condition de ne pas créer ce qui va plaire (à ses fans, à ses financeurs, à l’algorithme). Dès lors que j’assujettis ma création au domaine marchand, je m’aliène.

C’est ce que je ressens à bosser en freelance : je prête ma force de travail et mon usine à idées pour des finalités extérieures aux miennes.

4. L’aliénation du travailleur des autres travailleurs

Dans le capitalisme, le travail est une marchandise, ce qui met les travailleurs en concurrence. Les travailleurs s’opposent à leurs collègues (primes à la performance) ou à ceux qui ont besoin d’un travail.

Le chômage est tellement élevé que pour une immense partie de la population, revendiquer ses droits essentiels est un risque : celui de se faire licencier. Dans ce cadre ultra concurrentiel, l’organisation collective est rendue difficile.

Dès lors, le travail n’est donc pas une activité d’élévation, de création ou un effort collectif. Le travail n’a ni à améliorer la société, ni à contribuer à l’humain. Il ne sert qu’à augmenter le profil des entreprises.

Le travail a besoin, dans le monde capitaliste du calcul, d’être profondément marchand, ainsi que inutile & insatisfaisant. Il est donc nécessaire de rendre le travail calculable, donc de le transformer en marchandise.

C’est ce qu’explique Arnaud Orain, historien de l’économie à Paris 8 :

« Pour que le travail devienne une marchandise, il faut qu’il puisse être acheté. Et pour qu’il puisse être acheté, il faut qu’il puisse être quantifié. Et cette quantification, il va falloir qu’elle soit construite : soit à la tâche, soit au temps de travail. Et c’est à ce prix qu’on va pouvoir obtenir un travail dans sa forme pure qui va être appropriable par un capitaliste qui va payer quelque chose qui ressemble à un facteur de production »

Cette conception n’a aucun sens pour toute personne née avant le XIXème siècle. C’est une révolution mentale de considérer qu’on peut vendre et acheter du temps. C’est, encore une fois, la guerre du negotium sur l’otium — et c’est tout sauf un progrès. Le travail du futur doit dépasser cette conception du travail marchandise.

En tant que créateur, je fais partie du travail du futur : celui qui n’est plus une marchandise mais qui est une fin en soi et pour soi. Je travaille car ça contribue à la société et à mon être ; pas car ça génère du profit.

Créer est d’ailleurs un acte qui, s’il est souvent accompli seul, connecte incroyablement bien aux autres. Que ce soit par les messages que vous m’envoyez ou par les rencontres que je fais aux soirées quand je dis que j’écris, créer est un lubrifiant social formidable. Au moins aussi bon que l’alcool.

Et je refuse d’être privé de ça. Donc j’oeuvre à enrichir conceptuellement et pratiquement l’économie contributive, ainsi qu’à la faire découvrir. L’économie contributive s’appuie sur le numérique pour s’émanciper de ces différentes formes d’aliénation, de la 1ère la 5ème.

5. L’aliénation du travailleur par la machine

Gilbert Simondon et Bernard Stiegler reprennent à Marx le concept de prolétarisation — qui signifie perdre ses savoirs (c’est paupérisation qui signifie devenir pauvre). La prolétarisation se passe par l’assimilation des savoirs des travailleurs à la machine. Le travailleur devient dès lors assujetti à la machine, à l’instar de Charlot dans Les Temps Modernes.

Il se déroule la même chose à notre époque du numérique et de l’automatisation généralisée. Plutôt que de nous libérer, la technologie nous contrôle et nous assujettit encore plus. Sauf pour une infime partie qui sait parfois utiliser le numérique pour s’élever ; infime partie dont les créateurs font parfois partie.

[Je parle de ça dans l’édition#21 via le processus de prolétarisation.]

Pour terminer cette édition touffue, voici une citation d’Alain Supiot :

« Comment, dans une société libre, il peut y avoir des êtres humains qui soient entièrement sous les ordres d’un autre dans une société démocratique. Vous voyez bien qu’il y a une antinomie latente. »

En conclusion, je deviens freelance autant dans un geste politique, philosophique que par nécessité économique et de santé personnelle.

Pour moi, ce n’est pas du tout le travail du futur d’être freelance. Ce n’est qu’un moment qui j’espère ne va pas durer — car 98% d’entre-nous génénère moins de 36 000 € après trois ans, donc le freelancing n’est pas un eldorado. Ce n’est pas confortable. Ca isole beaucoup. Et ce n’est pas parce que 2% des freelances s’en sortent très bien que ça doit être un modèle. Et non, ça n’est pas une question de “être freelance ne convient pas à tout le monde”. Ce n’est pas vous le problème. Le problème, c’est le dysfonctionnement de l’économie.

Donc le freelancing n’est pas une fin en soi et n’est qu’une phase de la désagrégation du modèle de l’emploi.

En revanche, pour moi, cette expérience est géniale car elle enrichit ma réflexion de manière phénoménologique, de manière concrète.


Simon 🍋

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PPS : vous pouvez liker et faire tourner si vous avez aimé cette édition. Quand on est mille, on fait la fête.

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Noèse
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Idées pour penser & panser, dépasser le capitalisme et construire un horizon désirable.
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