Simon | Odyssée#17 ~ Au nom de l'esthétique
L'art plastique ~ Tout le monde est un artiste ~ Se battre au nom de l'esthétique ~ Le processus d’être soi ~ L’art soigne ~ La gouvernance algorithmique ~ La mort ~ Le Kleos ~ La Sculpture sociale
Salut l’équipe 🍋
Dans cette édition, découvrez le champion d'Europe de la coupe mulet, la nouvelle expérience transhumaniste chinoise et des notes sur ce qui fait que la vie mérite d'être vécue.
Edition envoyée depuis Versailles où je contribue à l’organisation du festival de danse contemporaine PlastiqueDanseFlore — on vient de terminer le démontage. On m'a plusieurs fois dit que je devrais être manager d'artistes, alors je m'y essaye ! Sans succès pour l’instant mais stay tunned.
J’y ai surtout vu des spectacles parfois touchants, parfois déroutants et souvent incompréhensibles pour ma sensibilité peu aiguisée à la danse contemporaine.
En revanche, j’ai percuté pourquoi nous avions des cours “d’arts plastiques”. Cette branche d’expression artistique nait au XXème au moment où le matériau se répand. L’art est accessible et peut sortir des musées où le rangent les bourgeois pour organiser leur marché spéculatif.
L’art plastique n’est pas qu’un cours chiant du collège
Prendre le matériau pour en fabriquer des belles choses est noble, que ce soit des souliers, une table ou un arc lumineux — et nous sommes tous touchés à un certain point par (1) la beauté physique de l’artefact et (2) la beauté somptuaire, superflue, esthétique.
Ayant fait de la scénographie, je me dis que pratiquer le plastique est de l’art — dans le sens du matériel physique, de la plastique. Le propre de nombre d'artistes plasticiens d'aujourd'hui est d'expérimenter, de sortir des sentiers battus et souvent de prendre le contre-pied de ce qui les a précédés.
Les expositions d’œuvres plastiques nous procurent des sensations, du street art…
… Au potager du roi à Versailles — Où j’ai adoré l’exposition éphémère d’un arc lumineux sur cet arbre tricentenaire (j’ai pas compris, mais j’ai senti que c’était beau).
Tout le monde est un artiste
L’art plastique me donne le vivace sentiment que je peux m’exprimer avec. Je n’y avais jamais pensé ! Ca revient à faire de l’art comme le pense et pratiquait le sculpteur Joseph Beuys :
"L'art seul rend la vie possible — c'est aussi radicalement que je voudrais le formuler. Je dirais que sans l'art, l'homme est inconcevable en termes physiologiques...
Je dirais que l'homme ne consiste pas seulement en des processus chimiques, mais aussi en des occurrences métaphysiques. Le provocateur des processus chimiques est situé en dehors du monde. L'homme n'est vraiment vivant que lorsqu'il se rend compte qu'il est un être créatif, artistique... Même l'acte d'éplucher une pomme de terre peut être une œuvre d'art si c'est un acte conscient."
L’art est superflu. C’est ce qui en fait sa nécessité. L’art, l’esthétique et in fine le somptuaire définissent les époques. Je vous raconterai bientôt l’histoire du chasseur et du phoque qui clarifiera le mot somptuaire. D’ici là, l’expression artistique est une constante chez l’homme. Notre mémoire en dépend. Nos souvenirs sont conservés et exprimés dans des artefacts extérieurs — de nos outils (ordinateurs) à nos œuvres d’art :
Se battre au nom de l’esthétique
Nous sommes tous des artistes. Et nous avons besoin d’artistes qui sculptent le social. L’artiste est nécessairement engagé dans son époque car elle est le milieu où il crée. Tous les artistes qui vous viennent en tête sont socialement engagés. L’art et l’esthétique façonnent notre imaginaire et méritent qu’ont les régénère.
Contrairement au chien qui renifle, l’homme est visuel. Les images nous influencent. La beauté nous touche. Et les marques l’ont bien compris. Depuis les années 30 et le développement des industries culturelles par Edward Bernays, le marketing façonne l’esthétique — hollywood, la radio, la télé puis internet et son lot de pub qui ont standardisé les modes de vie.
Matez le docu Propaganda : la fabrique du consentement.
Dans ce contexte, l’expression de sa singularité est un acte de résistance. S’affirmer et s’exprimer constituent en soi une œuvre d’art. L’artiste est un être qui s’exprime et produit du superflu. Du beau. Qui contribue aux Communs. L’artiste est un être qui s’individue, psychiquement et collectivement.
S’individuer, ou le processus d’être soi
“S’individuer” signifie questionner son milieu (technique pour l’homme). Il s’agit de la capacité à se transformer et s’affirmer pour ne pas vivre en vain — c’est à dire, exprimer sa singularité et contribuer au monde, là où l’on est. L’individuation se nourrit de l’acquisition de savoirs (faire, vivre et conceptuel) et de leur partage au sein sein de communautés de savoirs (hackerspaces, centre de recherches, Zone A Défendre…).
“L’individuation humaine est la formation à la fois biologique, psychologique et sociale de l’individu toujours inachevé. L’individuation humaine est triple car elle est toujours à la fois (1) psychique (« je »), (2) collective (« nous ») et (3) technique (ce milieu [technique] qui relie le « je » au « nous ») […].
La particularité est reproductible, la singularité ne l’est pas : elle ne peut pas être un exemplaire – mais elle est un exemple de ce que c’est que s’individuer. Un individu est singulier dans la mesure où il n’est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être.” ~ Dictionnaire Ars Industrialis
Note perso : c’est pourquoi l’individu doit inventer sa place et son rôle, donc mener sa propre vie et s’individuer solo et en équipe.
C’est ce que j’ai fait ce week-end. Je me suis individué (oui, c’était à Versailles — ce nom où t’as forcément un accent quand tu le dis) :
Psychiquement : j’ai découvert des spectacles et saisi que l’art plastique me stimule — et que je souhaite creuser cette voie via l’artisanat, les hackerspaces et pourquoi pas l’art plastique. Tout ça dans un environnement où j’ai pu m’exprimer, raffiner ma sensibilité et célébrer avec l’équipe. C’était top. Et beau.
Collectivement : vous connaissez l’adrénaline de se retrouver dans une équipe de 20 personnes toutes déterminées à organiser un gros évent ? Ces moments de complicité et de rire ?
S'individuer collectivement revient à exprimer sa singularité (être soi) dans un groupe qui façonne sa propre singularité (être une équipe dans mon langage) grâce à l’ensemble des individus qui expriment leur propre singularité.
Une bonne banque de copains en somme. Du coup, la science valide que je contribue à organiser le festival — une bonne excuse pour voir les copains, notamment le peintre Axel Roy qui est venu dans le 8eme épisode de Radio Odyssée.
Dans l’enceinte de son atelier, on avait parler du rôle de l'art & des artistes dans le Commun, de comment progresser jour après jour et vendre ses œuvres, et de pourquoi il faut tuer les termes "génie" et "héros" en vue de régénérer l’esthétique de notre époque. Déso pas déso Leonardo et Batman.
Un épisode idéal pour s'inspirer, rêvasser et accompagner votre balade. D’ailleurs, le Sound Designer derrière Radio Odyssée, le talentueux Paul Chénier, en un concocté un somptueux Sonore — comme un avant bouche de l’épisode :
Ecoutez le partout, et surtout sur Spotify, Apple Podcat ou Google Podcast.
L’art, ce superflu qui soigne
Passer du temps avec des artistes me soigne. L'art en général soigne. Il soigne l'âme et l'esprit de la laideur ambiante et de la bêtise (publicité) aussi envahissante qu'une plante rampante. Aussi, se plonger dans un groupe me procure de l’adrénaline. Je ne m’étais pas impliqué dans l’organisation d’un tel événement depuis mon départ de l’agence événementielle La Koncepterie, en Avril 2018.
Et qu’est-ce que j’aime ça ! Ces moments sont de ceux qui font que la vie mérite d’être vécue : le beau et l’amour — comme tout ce qui n'est pas calculable, à l’instar de l'art.
L’amour, le beau, le juste et le vrai ne sont pas calculables. Un repas avec ses potes d’enfance. Une rencontre sensuelle. La publication de son œuvre. Chérissons ce qui ne se calcule pas et cultivons le. Notre sensibilité en dépend.
La gouvernance algorithmique
A l’inverse, nos vies matérielles sont calculables. Le calcul intensif de données (Big Data) nous trace et étiquette pour anticiper nos comportements. Les algorithmes font office de gouvernement et suppriment la prise de décision individuelle. Tout le monde est touché !
L’algo de Tinder & co décide de nos dates
L’algo de la banque détermine notre accès à l’emprunt
L’algo des réseaux sociaux quadrille notre information
L’économie du Big Data capte et contrôle l'attention, les rétentions (habitudes, souvenirs) et les protensions (attentes, espoirs) par la collecte :
Des traces et données
La génération automatique de leurs profils : l’algo suggère aux utilisateurs des comportements standardisés et programmés.
Dans l’état actuel de la technologie, ces algos forment des automatismes chez les utilisateurs et orientent leurs pulsions vers les produits de grande consommation. Ce court-circuitage par le marketing des processus de transformation des pulsions en désir génère une destruction psychosociale.
C’est ce que vous apprend par exemple à faire le bouquin “Hooked : comment créer un produit qui ancre des habitudes”. La technologie se développe selon les lois du marché, ce qui explique pourquoi ces nouveaux artefacts perforent toutes les sociétés sans que la politique ne questionne leur place. Résultat ?
Le smartphone est la cigarette du XXI
79% des propriétaires de smartphones le regardent avant de se sortir du lit1. Nous le regardons en moyenne 52 fois par jour2. Les entreprises développent sciemment des “aimants à attention” qui fracassent nos mécanismes d’individuation. C’est malsain.
C’est cet état de fait que dénonce l’activiste Tristan Harris depuis une décennie — le réalisateur du documentaire The Social Dilemma. Cette destruction psychosociale par la gouvernance algorithmique qui repose sur l’addiction se traduit par une standardisation des individus… Et des taux record de suicide, dépression, anxiété et angoisse.3
Cet état de l’art est sombre, mais rien n’est définitif. Il repose avant tout sur une perte des savoirs qui touche autant l’ouvrier, le manager et le dirigeant. L’art a donc son rôle à jouer dans notre bifurcation, comme le font les artistes qui marquent leur génération : il impose leur trace sur leur époque et le façonne.
“Tu crois qu'il y a quelque chose après la mort ?”
Si la prochaine vient d’un spectacle, l’édition du jour vous arrive du cimetière de Montmartre. Je me découvre une affection pour ses lieux calmes. Ils me ressourcent. Me confronter à la mort me fait me sentir en vie. Comme l’auteur et dessinateur Austion Kleon qui lit les nécrologies.
Me baladant entre les tombes de Georges Sand, Zola et Dumas en quête d’une tombe en particulier — devinerez-vous qui ? —, je repensais à une conversation avec une immense amie (et une géniale comédienne). Nous parlions de mon retour à Paris, de trouver ma coloc (qui est trouvée après une seule visite) et bah :
“Tu crois qu'il y a quelque chose après la mort ?”
Avez-vous déjà répondu oui à cette question ? Pour moi, c’était la première fois de ma vie. Et c’était un oui évident, franc et massif !
Déjà, qu’est-ce que la vie ? Schrödinger définit la vie comme “ce qui résiste à l’entropie pendant un moment donné, dans un espace donné” — l’entropie étant la destruction et la mort physique de toute chose. Notre corps est donc mortel, et je considère le délire transhumaniste malsain. En revanche, une partie de nous subsiste.
Socrate, Bouddha, Mahomet ou Jésus sont connus partout. Leur subsistance est immense. A mon échelle, mon grand-père a une subsistance. Plus faible que ces 4 mousquetaires, mais réelle tout de même (j’imagine souvent la scène entre mon grand-père ingénieur nucléaire en chef de Fessenheim et mon père qui publiait dans l’Est Républicain ses tribunes contre la centrale de Fessenheim).
La vie sapide se prolonge dans le Kleos
Chez les Grecs, cette partie qui subsiste se disait Kleos — traduit par gloire ou réputation mais qui signifie “la trace que vous laissez”. Lorsque Socrate fut condamné à boire la cigüe, ses amis lui proposèrent de fuir sa prison. Il refusa catégoriquement :
“Si je pars maintenant, je renie tout ce que j’ai fait. L’œuvre de ma vie partira en fumée, je serai piétiné et mes enfants n’auront pas de futur. Je ne peux pas me nier.”
Socrate s’inquiète de son Kleos, du souvenir qu’il laissera et de ce qui fait que la vie mérite d’être vécue. Être Socrate en soi fait que la vie mérite d’être vécue. Le Kleos ne se trouve pas dans la mort mais dans la manière de vivre. Ce que Socrate faisait de son vivant avait une influence sur la vie de ses enfants, petits-enfants et sur notre vie contemporaine. Il ne s’agit donc pas d’un avenir immortel après la mort, mais d’un avenir mortel dans la mort.
Le Kleos correspondait à la poursuite d’une vie vertueuse et honorable. Pour Socrate, cela signifiait contribuer à développer la vie de la cité. De par son engagement total pour le progrès de la philosophie dans son combat face aux Sophistes, donc de l’amour (philo) de la sagesse (sophia), il vécut une vie juste, vraie et belle. Soit le trio des valeurs de la sagesse.
Cette manière d’appréhender notre temps sur Terre autorise à dépasser le nihilisme. Le Kleos revient à mener une vie qui en vaut la peine — donc une vie où vous vous individuez par l’apprentissage, la pratique et la transmission de savoirs au profit du Commun. Autrement dit, vous menez une vie sapide : une vie savoureuse grâce aux savoirs.
Vivre. Cultiver l’acceptation de la mort par la pratique de la vie. Albert Camus en parle dès la première ligne du Mythe de Sisyphe :
Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. ~ Le Mythe de Sisyphe
Ou comme le rappait Booba :
“Si tu n’as pas de raison de vivre, trouve une raison de crever” ~ Couleur Ebène
La sculpture de soi et du social
Vivre dans le présent suppose de transformer le passé en avenir.
Ce passé est composé du Kleos de toutes les personnes qui nous ont précédé. Nous pouvons donc y piocher pour s’inspirer, appréhender le monde et nourrir son esprit critique… Comme je le faisais au cimetière à contempler la tombe de Charles Fourrier — un penseur et activiste du XIX dont les idées sur le travail et les expériences d’organisation collective m'inspirent.
Les hommes de son type contribuent, s’individuent et façonnent la “sculpture sociale”.
Joseph Beuys parle de structure sociale comme d’un ensemble que chacun contribue à façonner par ses actes créatifs — donc par l’expression de sa singularité. Les individus psychiques contribuent à l'individuation collective qui se fonde sur :
Une culture : ensemble du conglomérat hérité du passé qui se compose des idées, Kleos et histoires et qui constitue le fond qui relie les êtres.
Une sculpture de soi : ensemble des techniques de soi (soin, création, sensibilité…) qui nourrissent l’individuation et s’expriment au sein de groupes.
L’art contribue significativement au conglomérat hérité. Par la pratique artistique quotidienne, l’individu (s’)ouvre la possibilité de sublimer son passage sur Terre — et de sublimer ceux des autres aussi. Sculpter revient à donner forme à la matière, donc à transformer un potentiel en passage à l'acte.
Transformer ses pulsions et investir ses désirs socialement
Le potentiel est ce qui peut survenir. C’est l’acte en puissance. Le passage à l’acte correspond à une décharge d’énergie qui transforme la pulsion en désir. La pulsion constitue l’instinct qui peut, qui a le potentiel de devenir un désir.
“Les bêtes, pas plus que les dieux, n’ont de désir : elles ont des instincts. Lorsque les instincts sont trans-formables en désir, ce ne sont plus des instincts, mais des pulsions, qui peuvent cependant toujours régresser au stade de ce que l’on nomme la bêtise.
Le désir, à commencer par celui de vivre, est ce dont on doit prendre soin, il est la matière première de nos existences et de leurs politiques, il est ce qui fait de nous des êtres non-inhumains.
La pulsion, systémiquement installée par le consumérisme, repose sur la possession d’un objet voué à être consommé, c’est à dire consumé, c’est à dire détruit. La question centrale de l’économie politique n’est pas celle de la relance de la consommation, mais celle de la relance du désir, tragiquement et suicidairement en panne.” ~ Bernard Stiegler, Ars Industrialis
J’ai la chance de me reconnaître dans ces propos. Toutes les facettes de ma vie actuelle se nourissent de passages à l’acte. Rien n’est facile — s’individuer n’est pas facile, et c’est ce qui fait que ça en vaut le coup. Ce qui compte dans la vie requiert un investissement personnel, la transformation de sa pulsion dans un objet social.
Les idées de cette newsletter seront détaillées et articulées avec d’autres concepts. Ca ressemble déjà à des bribes de notes pour un essai plus conséquent ! En attendant, je vous laisse avec mon dernier instant d’individuation collective ~ notre dernier podcast : Curiosités Vagabondes.
Les Curiosités Vagabondes dans une cave géorgienne
Nous étions dans une grande maison près de la Mer Noire, non loin de Batoumi.
Dans cette grande maison, se trouvait une cave, où le propriétaire fabriquait son vin. Dans cette cave, se trouvait une grande table.
Au début du séjour, nous avons chacun écrit un sujet sur un petit papier. À huit occasions, nous nous sommes réunis dans la cave, autour de la table, armés d’un verre de vin, pour échanger nos idées autour d’un des sujets, tiré au hasard.
Ainsi naquit la saison 1 des Curiosités Vagabondes
J’espère que ça vous plaira, vous avez 8 épisodes. Mes préférés sont Le destin et la responsabilité, Le progrès et La monétisation. Nous avons également enregistré un épisode 0 (de 3 min) où vous vous familiarisez avec la voix des contenders (de 3 min).
Vous pouvez écouter le podcast sur Spotify et Anchor.
C’est tout pour cette fois l’équipe !
** Dans la prochaine édition, je commenterais le spectacle d’Haroun “Internet Etc” pour illustrer quelques concepts clés afin de penser et panser notre époque. Donc si le cœur vous en dit, regardez le spectacle de Haroun 🍋 **
Portez vous bien,
Bisous
Simon
PS : la Belgique a ramené la coupe mulet à la maison
PPS : je vous garde la dinguerie scientifique des chinois pour une prochaine fois ;)
PPPS : si vous créez, par ici !