Comment vivre quand on ne reçoit pas d'ordres ?
#26. La vie en territoire quadrillé ~ La double contrainte de ma liberté ~ Quelle est ma raison d'être ? ~ Condamnés à la liberté ~ Inventer du sens dans la Misère Symbolique ~ YOLO
La vie en territoire quadrillé
« J’étais qui pour dire ça ? […] Un gars plus paumé que tous les paumés qu’avaient débarqué ici, et qu’étaient pas si paumés que ça, à bien y regarder.
J’avais même plutôt l’impression qu’ils en savaient un bras plus long que l’Argentin [moi] sur quoi faire de sa vida quand tu pointes plus au mess chaque matin et qu’au lieu d’obéir aux ordres de ton jefecito, tu dois te bricoler tes ordres à toi, te mitonner tes missions, monter ta meute tout seul comme un grand ! »
Quand je lis ces lignes de Damasio qui ventriloquent la pensée d’Aguero, un chasseur de furtifs mis à pieds, je pose le livre.
Les questions d’Aguero résonnent en moi. Elles me renvoient à mes propres interrogations, qui m’ont notamment assailli il y a un an — et qui refont surface depuis que je suis freelance.
D’un coup, je me revois à Madrid il y a un an. Je viens de m’isoler pour répondre à la même angoisse qu’Aguero :
Qu’est-ce que je fais quand on ne me donne pas d’ordres ?
Quelle est ma vie quand l’emploi ne quadrille pas le quotidien ? Qu’est-ce que je fais de mon énergie ? Comment j’exprime mon potentiel sans qu’on me dise quoi faire ? Quelle est ma valeur étalon ?
En fait, quelle existence je m’invente, une fois que je marche dans mes propres pas ?
Car je peux me raconter le contraire, mais ma vie a été jusque là bien quadrillée. J’ai beau constater que j’étais rebel vu les commentaires de mes profs sur les bulletins… J’ai suivi un chemin plutôt tracé.
Que ce soit au sein de la famille, des insitutions scolaires et universitaires puis dans le cadre d’emplois, on m’a toujours dit quoi faire.
Alors, oui, j’avais une marge de manoeuvre, mais jamais à éprouver la liberté. La vraie liberté, celle qui saisit d’angoisse tellement elle responsabilise.
Et c’est normal ! En tant que mineur* (au sens de Kant, vous commencez à me voir venir), je dois me former avant d’assumer les responsabilités de la vie de majeur. C’est donc ce que j’ai fait, en étant moins que plus dans les clous.
Sauf que aujourd’hui, ma situation a changé.
La double contrainte de ma liberté
Je domine vraiment mon temps pour la première fois.
Et en tant que freelance, personne ne me donne d’ordres. Si on met l’aiguillon de la fin de côté, pourquoi est-ce que je me lève ?
C’est ma responsabilité de trouver une réponse — et j’ai intérêt à en trouver une bonne, sinon la liberté de ma vie se retrounera vite en fardeau.
C’est donc à cette réflexion que m’a ramené Aguero, qui équivaut à l’une de mes questions préférées : qu’est-ce que je vais faire de tout ces deniers ?
Maintenant que je suis freelance, personne ne me donne d’ordre. Ce qui m’oblige à savoir ce que je veux faire de ma vie, et pourquoi.
Je suis donc au prise avec la liberté d’inventer ma vie, ce qui est une responsabilité dingue.
En réalité, je vis avec une double contrainte.
De la nécessité de subsister
La première, commune à la majorité de la population, consiste à assurer ma subsistance. En tant que freelance, je dois passer par là pour jouir de ce privilège de décider à quelle heure je me lève.
Je ne trouve pas ma raison d’être dans la subsistance. Personne ne vit pour survivre, mais c’est la première des responsabilités.
En revanche, la deuxième contrainte, si elle est factuellement commune à 100% des Hommes, n’en concerne subjectivement qu’une infime partie.
Il s’agit de la contrainte de vivre dans l’Anthropocène.
Oeuvrer dans un monde qui disparaît
L’Anthropocène est le nom que le chimiste Paul Crutzen donne à notre ère géologique. L’anthropocène commence peu ou prou avec la révolution industrielle.
Cette ère se caractérise par le fait que l’Homme est le premier facteur de changement géologique. C’est ce dont je vous parlais en Avril lors de cette édition (et du podcast qui l’accompagne) :
Si une large partie de la population refoule les catastrophes en cours, ce n’est pas mon cas. Cela constitue une contrainte majeur, car je ne peux pas juste faire carrière.
La vérité, c’est que je ne peux pas ne pas m’engager. Je ne peux pas me contenter de réaliser des lancements de produits (certes avec des créateurs que j’apprécie, et dont les produits sont bons).
La parrhèsia, ou le parler vrai
Le contexte ne me permet pas de faire fi de l’évidence que tout le monde connaît, et que tout le monde ou presque refoule :
Je fais partie de l’une des dernières générations, si jamais nous ne bifurquons pas maintenant — nous, entendu en tant que société moderne désormais globalisée.
Cette évidence que tous savent mais refoulent à un nom en Grec : la parrhèsia. Ce mot désigne la parole franche, qui ne cherche ni à séduire ni à persuader, juste à parler vrai.
C’est ce que je tente de faire ici, et c’est ce que ne font pas nos décideurs politiques.
Car entendons-nous bien : jamais vous ne m’entendrez dire que c’est de votre faute, ou que c’est à vous, en tant qu’individu, de changer les choses.
Personne ne peut décemment vous dire de résoudre la crise de l’Anthropocène à votre échelle. C’est une question politique.
Et cette question, pour moi, se trouve au coeur de ma vie. Ce qui en fait une contrainte supplémentaire pour bien vivre.
Donc pour moi, mon travail se trouve ici : contribuer à inventer un monde vivable. Ma raison d’être se puise donc bien plus dans cette nécessité que dans une conquête entrepreneuriale.
Sauf que faire advenir ma raison d’être signifie surpasser une montagne d'obstacles.
Quelle est ma raison d’être ?
Cette question fut la ligne directrice de mes balades madrilènes. J’avais besoin de trouver une réponse pour avancer. Pour me (ré)inventer.
Nous sommes en Avril 2021.
Je sors la tête de l’eau après la traversée d’un tunnel. L’hiver 2020-21 fut compliqué. Isolé à Bordeaux, reconfiné dans une ville qui ne me correspond pas et employé dans un job qui me ronge de l’intérieur.
(Voir : Pourquoi je devais être freelance pour être heureux)
Au fil des kilomètres, je sens que mes valeurs évoluent. Je vois que mes priorités ont changé, que mes critères de décisions bougent et que je dois m’actualiser.
Je capte que je ne sais plus quelle est ma valeur étalon — a.k.a la valeur qui rule them all. Ca me rend terriblement anxieux et ça me paralyse. Je ne sais pas dans quelle direction aller.
Je ne peux donc pas mener une vie qui a un sens. Je ne connais pas ma raison d’être, et je ne me lève que parce que j’ai un emploi. Seul le quadrillage préformaté de ma vie donne la direction — sauf que je n’en veux plus.
Mais sortir de ce quadrillage m’impose de penser par moi-même. Je me dois de m’actualiser, de me réinventer et de savoir ce que je veux (et pourquoi je le veux).
Et vous vous en doutez… Bien que ces questions orientent ma réflexion, j’y pense les mains moites et le souffle court.
Je les refoule alors pendant 10 jours.
Je visite la capitale, me plonge dans le sport et me dédie aux recherches de mon essai S’extraire du travail pour mener une vie ludique.
Puis, à force de mouliner en arrière plan, les meilleures périodes de ma vie me reviennent :
Découverte du lycée, préparation du BAC, premières années d’étude, préparation des concours…
A me remémorer ces moments que je chéris, et que je perçois comme roses, je réalise qu’il y a un point commun :
A chaque fois, je suis une direction.
Et cette direction impose un rythme de vie, facilite les choix et me permet d’être aligné avec moi-même. A chaque fois, je connais ma valeur étalon et je sais ce que je veux accomplir.
La découverte du lycée s’accompagne d’un désir de popularité (je veux être le plus famous de mon lycée)…
La préparation du BAC dénote un mélange d’orgueil et de curiosité (j’en ai marre de me taper des 10 alors que je broie intellectuellement les têtes de classe, et je me tape un sursaut d’orgueil en même temps que je m’ouvre à l’étude — et que je me découvre adorer ça)…
Mes années de L1 à M1 sont marquées par un grand YOLO… (Période dont je voulais sortir en me professionnalisant, mais où j’ai stagné en choisissant d’intégrer l’EM Lyon).
Dans les montagnes espagnoles, je me vois réaliser que ma valeur cardinale n’est plus YOLO (et cela depuis quelque temps).
Et je me revois angoisser car je ne sais pas par quoi la remplacer.
A vous écrire ces lignes, je me rappelle la sensation de vide interne, en même temps que me revient le soulagement de saisir pourquoi je ne suis pas aligné avec moi-même.
A ce stade de mon existence, je sais que j’ai besoin d’inventer un sens à ma vie, et que seul moi peut y parvenir.
Je sais que je ne vais pas trouver du sens, car je sais que la vie n’a pas de sens.
C’est l’une des affirmations de Nietzsche qui a tant déstabilisé notre civilisation : la vie n’a aucun sens, aucune raison d’être, donc c’est à l’Homme de l’inventer afin de supporter le fardeau de la vie.
C’est toute la question que pose Camus en première ligne du mythe de Sisyphe :
Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. ~ Le Mythe de Sisyphe
Et c’est ce que Sartre diagnostiquait en disant que…
Nous sommes condamnés à la liberté
Si la vie n’a pas de sens, cela signifie que je ne peux pas le trouver. Donc je dois l’inventer, ce qui est une exigence de créativité aussi folle que nécessaire.
Car au-delà des conditions du subsistance (gagner de l’argent), je dois me dessiner un horizon mental dans lequel je me sens bien.
En cela, je suis condamné à la liberté : à la liberté de l’imaginer. De l’inventer. De le déterminer par moi-même.
Et c’est là qu’entre en jeu la question existentielle : qu’est-ce que je fais de ma vie quand je décide de ne pas vivre dans le quadrillage de l’emploi ?
Qu’est-ce que je fais quand je décide de Bifurquer ?
Cette question ne me semble pas avoir de réponse finale. Ce qui veut dire que je ne peux pas me fixer un objectif clair et déterminé dans le temps.
Car inventer du sens — donc donner une direction à sa vie — ne peut pas avoir de ligne d’arrivée. Ce n’est pas un but à atteindre, mais une ligne directive qui peut se composer de buts.
Nous ne vivons pas comme des sportifs pros qui tentent de repousser leurs limites et de marquer leur sport, objectif après objectif. Et même ces sportifs doivent inventer un nouveau sens à leur vie, une fois qu’ils remisent leur carrière au placard.
En revanche, bien entendu que l’on peut décomposer une direction en petits objectifs.
Par exemple, j’invente le sens de ma vie notamment par l’action politique, la convivialité et la création. C’est la direction, disons.
Maintenant, je peux vouloir écrire un livre. C’est un objectif. Ce sera aussi une expérience. Mais ça n’est pas le sens de ma vie. Ma raison d’être n’est pas d’écrire un livre. Ma raison d’être peut être d’écrire, mais pas d’écrire un livre.
Car si ma raison d’être consiste à écrire, c’est qu’en réalité je passe mon temps à oeuvrer — donc à ouvrir un monde à mes lecteurs.
S’échiner à poursuivre buts après buts, à être en mission, ne me semble pas une réponse convaincante à la méta-question de la direction. Le sens est plus profond.
Reprenons Aguero, notre chasseur de furtifs du début.
Une fois qu’il est mis à pied, il traverse une crise de sens. Il ne sait plus quelle est sa raison d’être, car il travaillait pour l’armée. Sauf que très vite, il réalise que s’engager avec l’armée n’était qu’une modalité.
S’il a dédié sa vie à l’étude des furtifs (une nouvelle espèce animale) et à la lutte pour la liberté, il n’a pas à agir dans le cadre pré-quadrillé de son emploi. Il peut le faire en tant qu’activiste, ce qu’il devient à la suite de sa mise à pied.
Inventer du sens dans la Misère Symbolique
Je considère donc la question de la raison d’être comme la direction que l’on donne à sa vie. Elle représente une exigence de créativité, aussi effrayante qu’enthousiasmante.
Ma situation de freelance me met donc aux prises avec la nécessité d’avoir une bonne réponse…
Alors même que nous vivons une période de misère symbolique où règne le nihilisme.
Le problème de cette misère symbolique — que l’on peut synthétiser comme l’incapacité à sentir le monde, les autres et le beau — réside dans l’absence de rêve. Tant comme individu que comme société, nous ne rêvons plus.
Nous sommes l’inverse de ce qu’il se passait à la (supposée) “Belle Epoque”, dans la France des années 1920, où une masse critique de travailleurs oeuvraient dans le même sens, car ils partageaient une vision commune d’un avenir meilleur.
Pour notre génération, les seules perspectives que nous avons, en tant que société, sont négatives. C’est le seul imaginaire qui existe, et cela renforce la difficulté de la tâche.
Et ça explique aussi la prégnance du YOLO.
Pour mes parents, YOLO signifie “you only live once”, “vous ne vivez qu’une fois” — soit une allégorie de la quête du bonheur via la recherche du plaisir immédiat.
Vu que tout se vaut et que, au pire, on va tous mourir…
Autant poursuivre des expériences fortes, sans se soucier de construire quoi que ce soit. Cette fuite en avant est tellement généralisée que le New York Times a réalisé tout un dossier sur la “YOLO économie” ;
Comment dépasser le nihilisme et vivre sa raison d’être ?
Dans mon parcours de vie, je cherche des armes pour inventer et mettre en pratique ma raison d‘être.
Je vous ai déjà rapidement parlé de l’otium et de l’ergon, la semaine dernière.
L’otium désigne le temps des activités non-marchandes (étude, art, création…) qui nous permettent d’accéder aux consistances (le beau, le vrai, le juste… bref, ce qui fait que l’on peut juger).
L’Ergon signifie le travail en tant qu’il est oeuvre, c’est-à-dire en tant qu’il est une fin en soi.
Je pense que ces deux pistes sont à creuser pour mener une vie pratique riche et pleine de sens. Une vie qui s’appuie sur des savoirs, et qui offre la possibilité de s’individuer, tant individuellement que collectivement.
Il me semble aussi que mener une vie pratique riche de sens suppose de savoir précisément ce que l’on entend par “Valeur” et “richesse”.
Sans être bien au clair sur ces deux notions, je ne vois pas comment je peux espérer mener une vie qui a du sens.
C’est pourquoi je les creuserai la semaine prochaine.
Pour l’heure, j’ai vaillamment célébré la victoire de Karim Benzema hier soir et je sens qu’il est temps pour moi de rendre l’antenne.
Je vous réserve une édition riche en idées pour dimanche prochain.
Je vous souhaite une excellente semaine,
Merci pour vos messages suite aux dernières éditions — même si je n’ai pas encore répondu à chacune et chacun, sachez que vous m’envoyez de la force par quintaux.
A dimanche,
PS : la ref de la semaine passée était une dédicace à l’inénarrable Oxmo Puccino
PPS : les plus vifs auront remarqué que ma ref aux guignols de l’info s’est de nouveau glissée dans cet email
Ce qui m’a donné à penser cette semaine :
Vous voulez améliorer votre écriture ?
Moi oui, et j’ai confiance dans les conseils d’Alain Damasio : travailler sa syntaxe et porter son attention sur les phonèmes.
L’invention de l’alphabet proviendrait de…
Il serait le fruit de l’adaptation des hiéroglyphes égyptiens par les Cananéens, en -1800. Notre alphabet latin en descend directement — par exemple, la tête de taureau des égyptiens est devenu notre a (c’est dingue de découvrir l’origine de nos lettres).
Pour aller plus loin sur l’écriture, cette analyse d’Anne Alombert lors du séminaire “Panser les écrans” est puissante.
La philosophe mobilise entre autres l’anthropologue Jack Goody pour expliquer comment l’écriture alphabétique à remodelé les sociétés à l’époque des Grecs… Et comment le numérique a déjà transformé nos sociétés.
Par exemple, avant l’écriture, je pouvais vous manipuler encore plus facilement, car vous ne pouviez pas relire ce que je disais. Ainsi, les sophistes d’Athènes (l’équivalent de nos marketeurs modernes) manipulaient la jeunesse par le discours, sans que leurs “élèves” ne puissent véritablement critiquer le raisonnement.
Le numérique nous fait la même chose, d’ailleurs. Mais tout est dans la vidéo.
L'usage de la tech influence nos psychés… et nos corps.
Par exemple, nous aurons tous de l’arthrose à tapoter sur nos claviers. Plus malaisant, vous pouvez acheter des crèmes pour combler le double-menton et la ride dans le cou que provoquent l’usage du smartphone.
Avant de commencer à jouer au casino sur l'argent réel, je vous conseille fortement de lire cet article - https://besteonlinecasinoschweiz.ch/fr/argent-reel.